La science, les sciences ou plutôt les scientifiques nous disent depuis des années que le mode de vie des humains nuit à notre planète pourtant rien ne change. Tout se passe comme si la vérité scientifique appartenait au monde de la science, un monde à part en dehors de la réalité, pour reprendre Goodman. En effet, il semblerait que notre façon de recevoir l’information scientifique soit la même que notre façon de regarder une fiction ou de lire un roman : ça nous fait peur sur le moment, puis nous nous rassurons en nous disant que ça n’est pas la réalité. Notre monde réel c’est celui de la finance, de la croissance, de l’économie de marché, c’est lui que nous croyons, lui qui nous guide, lui sur lequel nous nous appuyons pour avancer. Comme pour Platon, notre référentiel n’est plus la réalité du monde sensible mais l’abstrait du monde intelligible. Qui a-t-il de plus concret que la disparition de 70% du vivant sur les 40 dernières années ? C’est une donnée apparemment très réelle si notre référentiel symbolique est celui du monde des vivants, c’est un chiffre terrifiant si le monde sensible est bien celui qui est notre réalité. Pourtant la déforestation continue, la construction humaine continue et ainsi la diminution d’espace de vie pour les vivants non-humains. Pourtant la pollution continue, notamment celle des océans avec nos déchets qui font un continent dont la taille avoisine 6 fois celle de la superficie de la France. Ce monde réel, naturel, vivant, cette réalité sensible ne panique pourtant qu’une minorité d’humains, la majorité s’en moque et continue sur cette voie suicidaire. Tout se passe comme si la rationalité scientifique, cartésienne ne comptait pas. Qu’est-ce qui est important alors ? Et bien il semble que ce soit le monde de l’abstrait, le lieu intelligible de Platon. Quoi de plus abstrait que l’argent ? Il ne permet ni de manger, ni de s’abriter, ni de rire, il est simplement un outil, un moyen pour atteindre une fin celle de manger, de s’abriter, de rire. C’est une abstraction sur laquelle la totalité de la planète a réussi à se mettre d’accord : personne ne discute le fait qu’en donnant de l’argent un individu peut recevoir en échange une marchandise. Or le but de la déforestation, du capitalisme, de l’économie de marché, de la bourse est bien la croissance, autrement dit l’augmentation de la quantité d’argent produite. Il est donc clair que le but est d’augmenter l’importance d’une abstraction, d’une idée, d’une chose appartenant à l’intelligible et pas au sensible. Brassens nous disait qu’il était d’accord pour mourir pour des idées, mais de mort lente, nous choisissons exactement cette voie : mourir lentement pour une idée.
A quoi sert ce raisonnement un peu simpliste ? Et bien a pas grand-chose car une fois cette évidence annoncée, quelle conclusion en tirer ? Nous sommes des êtres d’une bêtise incommensurables et méritons de mourir ? Peut-être mais c’est oublier un peu vite Léonard de Vinci, Mozart, Picasso, Rimbaud, Victor Hugo, Jeff Koons, Einstein, Marie Curie, Simone de Beauvoir, Frida Kahlo c’est-à-dire la production artistique, littéraire, scientifique, intellectuelle de ces mêmes humains. Les émotions que nous apportent la musique, la peinture, la sculpture montrent que nous sommes également capables de subtilité, de douceur, d’intelligence constructive, de voir le monde autrement. Et puis même si nous n’étions vraiment que des brutes épaisses en train de tout détruire sur notre planète, notre mort n’est quand même pas si anodine : d’abord parce que c’est triste l’idée que nous allons tous mourir, ensuite parce que nous entrainons avec nous une quantité de vivants non-humains qui eux, pour le coup, n’ont rien fait, c’est tout simplement injuste, scandaleux, violent.
Bien, donc nous allons de manière certaine dans la direction de l’effondrement, tout cela parce que nous accordons plus d’importance à l’abstrait qu’au réel et nous emportons avec nous une majorité du vivant. Pourtant nous sommes capables de produire aussi de belles œuvres et nos avancées scientifique ont aussi permis des progrès tout à fait intéressants en termes de santé, de technologie, d’accès à la connaissance, de diffusion de l’information. Qu’est-ce que l’individu lambda peut bien faire de tout ça ? Bien sûr chacun peut y aller de son geste du quotidien, trier ses déchets, éviter d’acheter des objets neufs ou du plastique à usage unique, oui nous pouvons choisir de consommer moins et mieux, mais cela change-t-il vraiment quelque chose ? Disons que cela amène vers un changement progressif de ce qui nous est proposé : chouette ! une enseigne d’hypermarché propose maintenant de la vente en vrac et nous pouvons même amener nos contenants pour emporter ces denrées. C’est vrai, c’est un progrès, cela suffit-il à produire des effets au niveau de la planète ? Certainement pas. Faut-il pour autant se dire qu’il est inutile d’agir au niveau individuel ? Absolument pas : un peu moins pire c’est toujours mieux que pire.
Comment faire alors au niveau individuel ? Comment ne pas sombrer dans le désespoir absolu ? C’est vrai après tout cette jeune fille, Greta Thunberg, qu’elle soit manipulée ou pas dit une chose intéressante aux politiques européens, elle leur demande d’avoir peur, de paniquer comme elle panique. Et c’est effectivement effrayant : la perspective que dans 30 ans, des centaines de milliers de personnes vont devoir quitter leur lieu de vie pour trouver refuge ailleurs est effrayante, où vont-ils aller ? Qui va les accueillir ? Cela va-t-il engendrer des guerres ? Nos enfants devront-ils vivre dans un monde où, comme à l’époque de la Grèce antique, la paix n’est qu’un temps entre deux guerres, la guerre est la norme qui régit le monde ? Cette perspective est tout à fait effrayante, triste, désespérante. Alors la seule chose raisonnable à faire est peut-être de sombrer dans la dépression : le monde va à sa perte et je n’ai aucun moyen d’action pour éviter cela, tout est perdu. Ça n’est pourtant pas très satisfaisant comme conclusion. C’est compréhensible, assez logique, mais pas très satisfaisant pour un être vivant aussi adaptable, intelligent et créatif que l’humain. Il est face à un défi qu’il n’a jamais connu : accepter d’avancer vers moins. Changer de paradigme et désigner comme ringard celui qui prend l’avion tout le temps, qui accumule les richesses, qui veut faire de la politique sans écologie. Les humains qui jusqu’à présent admirent le bling-bling, se régalent des paillettes et vénèrent le multimilliardaire doivent changer de référentiel. C’est maintenant le paysan bio, l’entrepreneur qui paie ses impôts, celui qui fait le choix de ne jamais devenir milliardaire en redistribuant l’argent produit au fur et à mesure de sa production, en impôts, en salaires, en investissant dans les outils de production qui doit devenir notre nouveau héros, que nous devons admirer. Mais ce changement de paradigme prend du temps. Alors devons-nous mettre en place une révolution marxienne : confisquer tous les outils de production et de transport ? Cette fois non pas pour mettre en place une dictature temporaire du prolétariat mais une dictature durable de la production raisonnée, écologique, durable. Facile à dire, comment le faire ? Qui serait prêt à voter pour une personne dont toute la campagne serait basée sur une réduction de nos libertés individuelles, sur une réduction de notre liberté de consommer, de nous déplacer ? Personne, ou une minorité pas assez représentative. Pour pouvoir renverser la tendance il nous faudrait être, à l’image des algériens en ce moment, des millions dans les rues à réclamer un changement vers une politique d’intégration de l’humain dans son environnement et plus de domination. Nous devons reprendre notre place au sein de la nature et plus la considérer comme notre propriété que nous pouvons exploiter. Nous devons retourner à l’intérieur de la nature et plus se considérer en dehors d’elle, ou supérieur à elle.
Il ne faut jamais dire ‘je’ dans une dissertation ou une explication de texte, je choisis ici de le faire, pour donner un point de vue et non pas pour parler de ma petite personne qui, en tant que telle, n’a pas d’importance. Pendant 12 ans, j’ai reçu dans mon cabinet des personnes qui venaient se faire masser. Quel rapport entre la fin du monde et le massage-bien-être ? Et bien pas grand-chose et en même temps j’avais trouvé, pendant quelques années, une forme de réponse personnelle, utopique à la question posée plus haut : quoi faire à titre individuel face à ce désastre ? L’être humain, tellement attaché au monde abstrait qu’il vénère, en vient bien souvent à oublier son propre corps. Mon expérience personnelle me montre que cela se traduit, chez les personnes qui sont passées sous mes doigts, par une déconnexion entre la tête et le reste du corps. Bien sûr, physiquement, notre corps inclus le visage, le crâne, les oreilles, pourtant en termes de conscience, de perception de soi, parmi les centaines de personnes que j’ai massées, une majorité perçoit en elle deux entités : moi et mon corps. En effet, j’ai très souvent entendu des propos comme : j’ai mal mais ça va passer, il faut que je me repose mais je n’ai pas le temps, je sais bien que je devrais faire du sport, ça fait des mois que j’ai une douleur et je n’ai pas demandé d’avis médical ou encore c’est pénible ce corps qui ne fait pas ce que je veux. Toutes ces phrases ont en commun une chose : ce qui est perçu à travers le corps est considéré comme une information extérieure. Il y a le moi, qui je suis au sens ce que j’ai à faire, ce que mon cerveau, ma pensée, mon sens des responsabilités m’impose et à cela je dois obéir, il y a une sorte de non-choix, de sensation d’obligation pour cet aspect-là. Je dois travailler, je dois être à l’heure, je dois respecter les conventions sociales, je dois gagner de l’argent. Et, de fait, c’est une réalité : pour vivre dans un monde où tout est payant il faut avoir de l’argent, pour cela il faut travailler et pour garder son travail il faut être à l’heure et respecter les conventions sociales. Pour autant pourquoi cela oblige-t-il à mettre entre parenthèses les informations que notre corps nous envoie ? J’ai massé des personnes riches, des personnes pauvres, des personnes issus des classes moyennes et la majorité ont la même attitude : les informations de douleur, de fatigue, de sensibilité qu’envoie leur corps à leur cerveau sont annexes et sont prises en compte après, voir bien après, les données de leur environnement extérieur. Et je suis d’ailleurs exactement comme tout le monde : en ce moment j’ai des étirements qui m’ont été prescrits quotidiennement, et j’oublie très souvent de les faire, je fais passer mon corps après, au second plan.
Il ne s’agit pas bien sûr ici de porter un jugement : nous faisons chacun de notre mieux au quotidien avec ce qui nous est accessible par notre éducation, notre environnement, nos capacités personnelles. Il s’agit ici de voir la cohérence entre le monde global qui, parce qu’il s’intéresse plus à l’abstrait qu’au concret va droit dans le mur et le monde individuel tel que j’ai pu, à ma toute petite échelle, en être témoin. Dans les deux cas c’est l’extérieur qui prime sur l’intérieur. Ce que nous sommes a moins d’importance que l’idée que nous nous faisons du monde ou de nous-même. Et je n’avais absolument pas conscience de cela pendant mes 12 années de massage, j’avais uniquement comme objectif d’aider à faire sentir le corps. Je me disais que si je pouvais aider une personne, ne serait-ce que pendant quelques minutes, à sentir la cohérence entre elle et son corps, à sentir que son corps c’est elle, alors c’était une bonne journée. Bien sûr cette action en tant que telle n’a pas grand intérêt : un individu parmi des milliards qui rencontre un autre individu parmi des milliards, une conscience ou deux qui sont présentes à la totalité d’elles-mêmes pendant quelques minutes ça n’a rien de révolutionnaire. D’autant plus que le massage existe depuis des milliers d’années dans des cultures très anciennes comme la tradition indienne de l’Ayurvéda par exemple. L’idée ici est d’interroger la popularité croissance en France, en occident, des techniques de bien-être, des pratiques souvent qualifiées d’alternatives.
Il y a dans ces techniques alternatives beaucoup de méthodes dites ‘énergétiques’ où il s’agit non pas de toucher mais de sentir à distance. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment ses techniques revendiquent parfois une assise scientifique en invoquant la physique quantique. Le peu que j’ai compris de la physique quantique, c’est-à-dire presque rien, me montre que la probabilité que le reiki ou la médiumnité aient quoique ce soit à voir avec la mécanique quantique est proche de zéro, mais cela a-t-il de l’importance ? Tout comme Dieu est réel pour les personnes croyantes, la réalité de la ‘guérison’ obtenue par le biais du reiki, du rééquilibrage des chakras, de la libération des âmes ou tout autre méthode dite énergétique ou spirituelle peut être avérée pour une personne pour laquelle l’existence des chakras, des âmes ou de l’énergétique est réelle. De même, pour quelqu’un qui croit à l’existence de la mémoire de l’eau, l’homéopathie est un médicament et non pas un simple placébo. Pour autant, il me semble dangereux de faire s’opposer les pratiques alternatives et la science, la médecine : certes donner à son enfant un peu d’arnica quand il se cogne peut le soulager par l’effet placébo et le rituel mis en place, pour autant prétendre soigner un cancer avec du reiki et de l’énergétique me semble criminel. Bien sûr chacun est libre de croire en ce qui lui fait du bien, maintenant le manque de formation, de cadre dans ce monde du bien-être, de la ‘médecine alternative’ est parfois inquiétant. La facilité avec laquelle une personne ayant fait un week-end de formation s’auto-proclame ‘thérapeute’ est déconcertante. Nous sommes très loin de l’ascète juif dédié à la vie contemplative. S’il s’agit de soigner alors soigner quoi et pour quel résultat, quel est la pratique sur laquelle tout cela s’appuie et quels en sont les fondements théoriques ? Il est parfois bien difficile de répondre à ces questions simples et légitimes. Pourtant reprendre contact avec son corps, réintégrer au sens individuel notre intériorité comme il faudrait réintégrer l’intérieur de la nature au sens global est une direction intéressante. Les philosophes antiques observaient le monde qui les entouraient, en cherchaient les fondements, les principes pour les appliquer à eux-mêmes et à la cité. Il s’agissait non pas de théoriser seulement le monde mais bien d’appliquer à l’homme l’ordre parfait du monde. Peut-être qu’une piste que nous sommes en train d’explorer est le cheminement inverse : observer l’intérieur de soi pour aller vers le monde.
Dans le monde occidental, en parallèle de l’argent, les méthodes asiatiques avec le yoga, le massage, la méditation prennent de plus en plus de place. Il est devenu très tendance de faire du yoga, de la méditation, d’être bouddhiste ou encore de se faire masser. La méditation entre dans les cliniques et permet de diminuer les conséquences négatives post-opératoires. Même les villes moyennes ou petites comme Grenoble regorgent de cours de yoga et de lieux pour se faire masser ou pratiquer la méditation. Certes ces pratiques sont encore pour le moment l’apanage de la partie riche de la population, pourtant elles sont entrées dans les MJC, les maisons des jeunes et de la culture qui permettent d’accéder à des activités à des tarifs réduits. Ces activités ont en commun de demander à l’individu de se concentrer sur lui-même, sur son corps pas en tant qu’outil de projection social mais en tant que personne, une sorte de réincarnation : je reprends possession de mon enveloppe corporelle ici et maintenant. C’est également le cas avec les pratiques martiales comme le Tai-Chi, le Chi-kong, des pratiques lentes, centrées sur l’intériorité du corps. Et c’est bien ce que l’homme doit faire avec la planète : reprendre conscience qu’il est à l’intérieur de la nature, qu’il est une partie de la terre, qu’il appartient à son environnement. Tout comme il y a identité entre moi et mon corps, il y a identité entre l’homme et la nature. Si mon corps n’est plus là, je ne suis plus là. C’est le principe du quadruple remède, le tetrapharmacon d’Épicure : les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est rien, il est facile de se procurer le bonheur, le mal est facile à éviter. La mort n’est rien parce que lorsqu’elle arrive je ne suis plus là or lorsque la mort est là, le corps disparaît, de désagrège. C’est la souffrance qui est crainte mais là encore : la mal est facile à éviter, autrement dit la souffrance physique n’est que temporaire et au pire débouche sur la mort et ça n’est rien et le mal que nous commettons nous pouvons aisément choisir de l’éviter. Si je n’ai donc plus peur de la souffrance physique, je peux l’accepter au lieu de la fuir absolument, si j’accepte la souffrance physique alors je peux ressentir la douleur et ainsi sentir la présence de mon corps immédiatement. Bien sûr nous retirons notre main quand nous sentons la brûlure mais est-ce que nous laissons venir à notre conscience nos sensations de douleurs plus subtiles, est-ce que nous les regardons en face et les prenons pour des informations valables, importantes et à partir desquelles nos actions doivent découler ? Tout comme nous attendons de voir s’écrouler notre monde de manière brutale, terrifiante et immédiatement présente sous nos yeux avant de réagir, nous attendons de ressentir une douleur forte, impossible à ignorer et persistante pour nous en occuper. Nous agissons envers nous-même, notre corps exactement comme nous agissons envers notre nature : sans signal d’alarme fort, nous ne réagissons pas.
Donc il y a analogie semble-t-il entre nos attitudes particulières et notre attitude globale. Alors qu’est-ce qu’un signal fort à l’échelle de la planète ? Imaginons que l’information selon laquelle 70% du vivant a disparu sur les 40 dernières années ne soit pas accessible à l’ensemble du monde, ce qui est certainement le cas, l’importance de ce chiffre rend inévitable une perception individuelle du désastre, donc le signal fort est présent. Il est vrai que, de fait, il y a presque 30 ans lorsque je passais mon permis de conduire, il me fallait m’arrêter régulièrement pour nettoyer mon pare-brise sur un long trajet : celui-ci avait coupé la route à de nombreux insectes et j’étais donc responsable d’une hécatombe. Aujourd’hui ma voiture ne barre plus le chemin de personne sur des centaines de kilomètres : les insectes ont disparu. Si je me voyais vraiment comme partie intégrante de la nature, alors les insectes seraient mes frères, mes cousins, des membres de ma famille ou au minimum des membres d’un même groupe que moi, le groupe des vivants. Cette conscience me rendrait profondément triste, j’aurais l’impression d’avoir perdu une partie de moi-même et avec cette conscience-là, l’ensemble des humains serait dévasté par cette tristesse et prendrait de toute urgence des mesures pour tenter de rendre leur juste place à nos frères insectes. Pourtant, comme la majorité des humains, je me sens très éloignée des insectes et ça n’est qu’en faisant un effort de pensée, en écrivant par exemple, comme je suis en train de la faire, que je peux sentir un lien avec eux, je ne sens pas ce lien spontanément. Et c’est bien le problème : la propreté de mon pare-brise, chose inanimée construite par l’homme est quelque chose de pratique que je classe dans la catégorie des avantages pour moi alors que la réaction normale serait la panique. J’emploie ici le mot normal au sens de ce qui est logique : la disparition d’une grande quantité d’espèces vivantes comme les insectes est un indicateur d’un environnement naturel néfaste pour la vie, je vis dans cet espace, il serait donc logique, normal que la disparition de la vie m’effraie et me fasse craindre pour ma propre survie. Pourquoi ai-je besoin de tant de réflexion pour être paniquée par la disparition des insectes ? Parce que je suis séparée de mon corps, de ma nature, de mon environnement. Si, par mon logos, par ma réflexion, je reprends possession de mon corps, je réintègre consciemment la réalité de mon corps, assemblage de molécules vivantes qui ont besoin, pour survivre d’un environnement adapté, alors je redeviens une part de la nature et là je pleure la disparition des insectes, là je suis terrifiée du monde que je laisse à mes enfants, là je suis terrassée par ma sensation d’impuissance et là je sombre dans une profonde dépression dont je me sors en regardant une série américaine sur mon ordinateur.
Donc spontanément l’homme n’a plus conscience de son corps, de sa réalité matérielle d’être vivant, il a besoin, pour en avoir conscience, de faire un effort de pensée, de réflexion. Une fois qu’il a réintégré son corps, il prend à nouveau conscience de son appartenance à la nature, de son état d’être vivant parmi une quantité importante d’autres êtres vivants. A ce moment-là il prend conscience de ce que représente ce chiffre un peu abstrait jusqu’à présent : 70% du vivant a disparu dans les 40 dernières années. Il se rend compte qu’il a tué, sans s’en apercevoir, la majorité de sa famille, de ses frères et il se sent alors tétanisé, pris par la culpabilité, la souffrance, la tristesse, le désespoir, il se voit comme un monstre et se sent incapable de trouver une solution. Je suis responsable et je ne peux rien faire. C’est trop dur à supporter, il se réfugie dans ce qu’il connaît, la société de consommation rassurante qui lui fait oublier son corps, oublié son état d’être humain, oublier son état d’être vivant et il peut retourner à sa vie avec un niveau de tristesse acceptable, il peut respirer, marcher, vivre pour le moment, en attendant l’effondrement. Bien sûr c’est pathétique, bien sûr il se rend compte de son inutilité, bien sûr il voudrait faire quelque chose, seulement il ne sait pas quoi faire : comment un petit humain peut faire face à cette immensité désastreuse. Alors il espère, il signe des pétitions, il marche, il parle autour de lui, il apprend à ses enfants et il culpabilise un peu aussi de ne pas faire assez : c’est dur de lutter contre le désespoir et d’agir, c’est dur de ne pas se laisser envahir par cette tristesse et de croire qu’il peut y avoir du ‘un peu moins pire’. Alors oui, nous allons tout droit vers la catastrophe, oui les petits gestes individuels ne suffisent pas et sont pourtant essentiels et oui parfois, comme dirait Blanche Gardin, on peut se dire que franchement, c’est une super invention le suicide et que c’est vraiment un truc à garder ! Et pourtant quelle merveilleuse sensation que d’écouter des musiciens improviser ensemble et communiquer uniquement avec les yeux. Quelle beauté de voir la lumière du soleil sur la montagne après la pluie quand les contrastes sont tels que la moindre différence de couleur de la roche émerveille. Et oui ça fait aussi du bien de se laisser emporter de temps en temps par le monde parfait et binaire d’une bonne série américaine. Une simple caresse sur la joue de mon enfant et toute la tristesse du monde disparaît, et ne reste plus que la douceur, l’amour, l’incroyable certitude que rien ne pourra jamais venir ternir cet amour, ni la guerre, ni la mort, il sera là, toujours. Oui nous sommes des êtres absolument merveilleux, respectables, adaptables, créatifs et créateurs et oui nous sommes aussi, et je suis volontairement grossière, des merdeux irresponsables et inconséquents, des adolescents persuadés de tout savoir, de tout faire mieux que tout le monde. C’est comme ça et c’est peut-être en ayant de la tendresse pour cet adolescent et de l’admiration pour ce créateur que nous pourrons réintégrer notre corps, notre place dans la nature.
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