Héraclite l’éphésien, Héraclite l’obscur, Héraclite le philosophe ivre : voilà quelques-unes des appellations qui nous restent de ce penseur de l’harmonie des contraires. Comme le dit Jean-François Pradeau dans son introduction à sa traduction des fragments, « Héraclite n’échappe pas à la règle qui veut que nous ne sachions presque rien de ce que fut la vie des auteurs « présocratiques » du VIè et du Vè siècle avant notre ère. » En effet, il ne nous reste aucun écrit d’Héraclite et pour, à deux mille cinq cent ans d’écart, reconstituer, au moins partiellement, sa pensée et sa vie nous devons nous appuyer sur le témoignage de différents auteurs plus ou moins bien situés ou identifiés. Nous pouvons également tenter de nous aider des informations historiques recueillies sur Éphèse, la ville d’Héraclite. Malheureusement, de cette cité ionienne à l’embouchure du Caïstre, prospère aux VIè et du Vè siècle, il ne nous reste que d’infimes informations historiques. Parmi elles, un possible changement de régime politique vers plus de démocratie à l’époque d’Héraclite aurait eu lieu, ne recevant semble-t-il pas l’approbation du philosophe. Diogène Laërce et ses Vies et doctrines des philosophes illustres est, pour Héraclite et les présocratiques, notre principale source d’informations. Paradoxalement, il se pourrait bien que Diogène, près de huit siècles après Héraclite, n’ait pas eu autant de connaissances en matière de pensée héraclitéenne que nous au XXIè siècle. Le point commun de tous les citateurs d’Héraclite est leur difficulté à comprendre sa pensée, sa parole. Socrate lui-même aurait dit après avoir lu le recueil d’Héraclite : « Ce que j’en ai compris vient de bonne source, ce que je n’ai pas compris aussi, je crois : sauf qu’il y faut un plongeur de Délos. »1 Ce manque de sources directes ainsi que la forme d’expression même d’Héraclite nous invite à la prudence : ce que nous disons de la pensée d’Héraclite aujourd’hui est forcément approximatif et contient nécessairement des interprétations.
Ce sont les fragments B32 et B93 que nous commentons aujourd’hui. Pradeau présente ces fragments dans le contexte de leur citation. Le fragment B32 est tiré d’une citation de Clément d’Alexandrie. Il est apologète, c’est-à-dire qu’il s’est engagé dans l’apologétique, un champ d’études théologique ou littéraire consistant à défendre de façon cohérente une position2, et il est né vers l’an 150, soit presque 8 siècles après Héraclite. Pradeau nous indique que Clément cite Héraclite dans le cadre d’un tour d’horizon des auteurs et citations invitant à se détourner des fausses idoles et Pradeau traduit ainsi le fragment : « le savoir ne consiste qu’en une seule chose, qui ne souhaite pas et souhaite être appelée du nom de Zeus. » Alors que Marcel Conche traduit le même passage par : « L’un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. » Nous voyons qu’en plus de la faible quantité d’informations directes, le contexte historique difficile à fixer, le contexte des sources à prendre en compte, il nous faut également tenir compte du fait que nous travaillons à partir de traductions et cela rajoute encore une forme de distance par rapport à la parole d’Héraclite. C’est la traduction de Marcel Conche que nous retenons ici pour les deux fragments.
Le second fragment est le B93, le citateur, selon Pradeau, est cette fois Plutarque qui veut, en citant Héraclite, traiter de l’inspiration prophétique. Il est un philosophe majeur de la Rome antique et vit le jour à la fin du premier siècle de notre ère. Marcel Conche traduit ainsi sa citation d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes. »
Dans ces deux fragments il est question du savoir : le savoir du sage, le savoir de l’Oracle. Mais pourquoi faire un lien entre savoir et religion ? Héraclite est un matérialiste, un physicien, il cherche à comprendre le monde en dehors de toute pensée mythologique, pourquoi alors faire un lien entre cette quête rationnelle de la connaissance et le dieu ? Nous défendrons dans les lignes qui suivent la thèse qu’Héraclite veut probablement situer le savoir par rapport à la religion, dire quelle est la place de chacun. Afin de mener cette enquête au sein de ces fragments de la philosophie de l’énigmatique Héraclite nous étudions successivement le fragment 32 puis le fragment 93. Avec le fragment 32 nous tentons de répondre aux questions suivantes : quel est le Zeus dont parle Héraclite ? Qui est le sage pour Héraclite ? En quoi consiste le savoir pour Héraclite ? Quel est le rapport entre le sage et Zeus ? Puis avec le fragment 93 nous essayons de répondre à des interrogations complémentaires : comment considérer ce que dit Héraclite de l’oracle de Delphes ? Comment se situe l’oracle par rapport au savoir selon Héraclite ? Héraclite se positionne-t-il par rapport à l’oracle ?
Commençons par nous interroger sur ce Zeus du fragment 32, à quoi fait-il référence ? Dans le monde antique les dieux sont une partie intégrante de la société, personne ne remet en cause leur existence, il n’est pas possible, comme nous le ferions aujourd’hui, d’être athée ou agnostique : l’existence des dieux n’est pas remise en question, par personne, même pas par les philosophes. En revanche, là où la masse apprend le monde par la mythologie et les récits homériens et hésiodiques, les philosophes eux souhaitent comprendre le monde indépendamment des dieux, ils cherchent à comprendre comment fonctionne le monde et plus particulièrement quelle est sa cause première. Pour tous les philosophes archaïques, la totalité de ce qui existe n’a qu’une seule essence, qu’une seule origine, pour Héraclite c’est le feu. Il est donc probable que le terme Zeus dans la bouche d’Héraclite ne face pas référence au dieu des dieux de l’Olympe, à celui qui est vu par les hommes comme la foudre et qui multiplie les conquêtes aussi bien auprès des déesses, des muses, des nymphes que des mortelles. Ce dieu anthropomorphique marié à sa sœur n’est certainement pas la figure à laquelle Héraclite se réfère. Qu’est-il alors ? Héraclite utilise en grec le terme Ζηνός, Zénos qui signifie la vie et qui vient de ζάω, zao, vivre et ζῆν, zèn, vivant. Zeus est probablement pour Héraclite vu comme un principe de vie universel3, il représente ici le vivant en général. C’est donc de ce nom, qui représente le principe vital, dont l’Un, le Sage voudrait et ne voudrait pas à la fois.
Mais qui est cet Un et qui est ce sage pour Héraclite ? Selon Marcel Conche il faut faire ici une distinction entre l’Un exclusif et l’Un absolu. L’Un exclusif est une unité qui se sépare d’autre chose, qui est une en tant qu’elle est compactée, concentrée en un seul ensemble qui exclue à l’extérieur de lui tout ce qui ne lui appartient pas. Ce Un exclusif divise donc : il y a ce qui est dans l’Un et ce qui est à l’extérieur de l’Un. Or rappelons-nous qu’Héraclite est non seulement un philosophe, quelqu’un qui recherche la cause première qui est une mais en plus il est le penseur de la complémentarité, de l’unité des contraires, il ne peut donc pas être question pour lui de considérer ce Un comme une exclusion. Il est bien plus probable qu’il veuille ici parler d’un concept d’unité absolue, l’Un absolu qui lui rassemble tout en son sein, qui transcende le multiple. L’Un d’Héraclite et le rassemblement des contraires, c’est l’Un cosmique4 : comme le cosmos qui, pour un grec est immobile, parfait et en même temps composé d’éléments différents tout en n’étant qu’un, le cosmos, de même l’Un héraclitéen rassemble, il est à la fois un et multiple.
Pourquoi alors lui associer le sage ? Cette notion d’unité dans la multiplicité est commune chez Héraclite, il aurait pu se contenter de dire l’un, que vient amener cette précision du sage ? L’Un peut faire référence à de l’abstrait, de l’immatériel, or Héraclite est un matérialiste, il veut expliquer le monde par du concret, du tangible. Ainsi, en associant le sage à l’Un, il insiste sur le caractère matériel, vivant et réel de ce Un-Sage : il n’est pas une abstraction permettant de faire un exercice de pensée mais au contraire une réalité tangible, concrète.
Ce un double, à la fois unité et multiple, cette unité qui associe les contraires et qui est vivante, concrète a, par le bouche d’Héraclite une volonté toute héraclitéenne : il veut et ne veut pas en même temps, il est dans l’harmonie des contraires. Ce Un-Sage ne veut pas être appelé du nom de Zeus. Or nous avons vu que Zeus est ici en tant que principe de vie, il est la vie et seulement la vie. Or ce Un-Sage est vivant, il est donc, comme tout vivant, amené à mourir, et Zeus ne contient pas la partie de la vie qui lui est indissociable : la mort. Il est impossible pour un être vivant de ne pas mourir, cela fait donc partie de l’Un-Sage que de mourir. Or Zeus ne représentant qu’une partie de cette vie, que la partie vivante de la vie, pas la mort, son nom, Zeus, ne peut pas être donné à l’Un-Sage qui représente à la fois l’unité et la multiplicité, la mort et la vie. Ce Un-Sage ne peut donc pas être appelé seulement du nom de Zeus car il lui manquerait alors une partie de lui-même, il ne serait, par le nom de Zeus, que partiellement nommé.
Marcel Conche imagine alors que pour que l’Un-Sage puisse porter le nom de Zeus, il faudrait un nouveau Zeus, un Zeus unifié avec Hadès, dieu des enfers. Ainsi ce nouveau Zeus porterait à la fois en lui l’universalité de la vie qui est universelle pour tous les humains en même temps : tous les vivants sont vivants en même temps ; et l’universalité de la mort qui est une universalité plus individuelle : chaque être vivant est amené à mourir mais tous les êtres vivants ne meurent pas en même temps. La vie et la mort sont tous deux universels mais de manière différente. L’Un-Sage pourrait alors porter seulement le nom de ce nouveau Zeus qui représenterait non plus uniquement le côté positif de la vie mais bien le tout de la vie avec son côté négatif, la mort. Nous nous permettons ici de remarquer que si Hadès est bien le dieu des enfers, il n’est pour rien dans la mort des mortels, ça n’est pas lui qui emporte les vivants dans la mort mais un autre dieu : Thanatos. Peut-être alors pour que ce Un-Sage puisse porter le nom de Zeus il faudrait lui associer non pas seulement à Hadès, roi des enfers mais également Thanatos, dieu de la mort. Ainsi le nom de Zeus serait complet pour dire le cycle de la vie : naissance, croissance, vie, dégénérescence et mort. Mais Thanatos étend un dieu mineur dans la mythologie grec et les enfers représentant non pas simplement le moment de la mort mais tout ce qui survient une fois le moment de la mort passé, l’association Zeus-Hadès convient au propos. Cette association convient d’autant mieux qu’elle permet de faire un parallèle entre la pensée d’Héraclite qui associe une chose et son contraire et l’association des dieux par paire : Zeus et Hadès, un dieu de la vie et son contraire, le dieu des enfers.
Une autre raison pour laquelle « l’Un, le Sage ne veut pas être appelé seulement du nom de Zeus » est que pour Héraclite le sage est indissociable du savoir : pour être sage il faut avoir accès au savoir et notamment au savoir sur la vérité du monde et son harmonie des contraires. Or ce savoir est un savoir unique pour Héraclite, il n’y a pas une partie du savoir d’un côté, une partie de l’autre. Dieu, Zeus étant omniscient, il aurait donc la connaissance vraie. Seulement, observe Héraclite, la représentation traditionnelle des dieux, et particulièrement celle ne Zeus, n’est pas très compatible avec l’idée de savoir et de sagesse : il se marie avec sa sœur, la trompe énormément avec aussi bien des déesses que des muses, des nymphes ou des mortels, il est parfois désemparé, il dit au dieux de ne pas intervenir dans la guerre de Troie mais intervient lui-même. Bref, cette vision du Zeus de la masse n’est pas très compatible avec la sagesse et le savoir universel. D’autre part, la tradition donne aux dieux des capacités, des connaissances inaccessibles aux hommes. Or le savoir d’Héraclite est unique, entièrement accessible et accessible à tous, hommes comme dieux. Il semble que donner à ce tout le nom de ce dieu ne soit pas adapté : le savoir serait alors soit séparé en deux, une partie pour les hommes, une partie pour les dieux, ce qui est, selon la définition d’Héraclite, impossible, soit il serait exclusivement réservé aux dieux, là encore ça ne correspond pas à l’unité que cherche à définir Héraclite.
Nous voyons avec ce premier fragment que ce qu’Héraclite appelle l’Un, le Sage est pour Héraclite le vivant dans son entièreté, tout le vivant et seulement le vivant : le vivant est tout cela et il n’est que cela et rien d’autre. L’Un est unique et englobe dans son unité l’ensemble du monde dans toute sa variété, sa multiplicité et contient les contraires en lui. Chez Héraclite, le sage qui sait la vérité de l’harmonie des contraires utilise sa raison, son logo et « le logos est une pensée du devenir toujours présent et commun aux choses tout en étant une sagesse séparée. (…) Logos et cosmos sont indissociables. »5 Ce Un, ce Sage se situe donc au-delà du dieu Zeus qui ne représente qu’une partie de ce tout. Pourrait-on dire alors qu’Héraclite, en tant que philosophe, se voit l’égal d’un dieu, ou même supérieur à un dieu ? Regardons le fragment 93 afin d’éclaircir cette question.
« Le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes. » La note numéro 1 de Marcel Conche sur l’explication de ce fragment interroge : il y est affirmé que, selon Plutarque, citateur ici d’Héraclite pour ce fragment, le Pythie, l’oracle de Delphes, s’exprime en un langage « qui rappelle la définition que donnent de la ligne droite les mathématiciens : la plus courte entre deux points donnés : ignorant les détour et les sinuosités du style… »6 Plutarque cite donc Héraclite qui se permet de dire que l’oracle ne dit rien et ne fait que donner des signes, ce qui ne semble pas positif sur cet oracle mais dit par ailleurs que selon lui, Plutarque, la Pythie est très claire. Or il a été prêtre à Delphes, il sait donc de quoi il parle. A Delphes se trouve le temple d’Apollon, dans ce temple une Pythie, un oracle, est choisie par les prêtres parmi les pauvres pour vivre dans la chasteté et la solitude comme épouse du dieu. Elle reçoit de lui des messages que les prêtres se chargent d’interpréter, il est donc possible que les messages du dieu n’aient pas été compréhensibles par les mortels. Marcel Conche décide de ne pas s’attarder sur la Pythie et ses compétences pour, par principe de charité, ne retenir que l’oracle tel que le voit Héraclite.
Ainsi la Pythie ne fait que donner des signes à interpréter et Héraclite lui-même a un discours que ses interlocuteurs disent obscur, veut-il alors faire une analogie ? Son discours serait-il tel celui de l’Oracle à interpréter pour être compris ? Il est possible qu’à l’époque d’Héraclite cette interprétation ait été privilégiée, mais nous ne le retenons pas. En effet, comme nous le fait remarquer Marcel Conche, le fragment mentionne le fait que la Pythie ne parle pas, elle « ne dit ni ne cache », or Héraclite lui parle, il dit. Le discours d’Héraclite est fait d’analyses, de raisons, son intention est de dire le vrai. La façon dont il dit le vrai est directe, ses propositions sont affirmées. Héraclite par son discours et la forme de son discours veut dire la vérité du tout, vérité inébranlable, c’est « le discours toujours vrai de la totalité »7. Ce discours donnant la vérité du tout ne se cache pas, ne dissimule rien, au contraire, à l’image du tout qui existe dans l’union, l’harmonie des contraires, le discours d’Héraclite reproduit cette Harmonie des contraires. C’est un discours qui entend montrer le monde, éclairer sur la vérité du tout, un discours radicalement vrai qui, lui, n’a pas de contraire, fragment B50 : « De ce discours, toujours vrai, … ». Le contraire du discours vrai ne serait qu’une abstraction puisqu’il ne dirait rien du monde et n’aurait aucune réalité. Le discours n’est pas une chose du monde qui toutes ont un contraire, lui est « hors du tout, pour pouvoir dire, dévoiler le tout. »8. Le discours d’Héraclite est sûr, il dit, contrairement à celui de l’oracle de Delphes, il ne s’agit donc pas ici pour Héraclite de mettre son discours en parallèle de celui de la Pythie.
Pourtant, nous l’avons déjà dit et les citateurs le répète souvent, le discours d’Héraclite ne se comprend pas immédiatement, sa façon de dire une chose et son contraire afin de dire la vérité du monde rend son discours tellement difficile à comprendre qu’il est surnommé l’Obscur. Ce discours, comme celui de l’oracle, demande-t-il à être interprété ? Dans le fragment B1, Héraclite affirme que « de ce discours qui est toujours vrai, les hommes restant sans intelligence, avant de l’écouter comme du jour qu’ils l’ont écouté ». Ainsi Héraclite ne voit que deux possibilité pour ceux qui l’écoutent : soit ils comprennent, ils voient en quelque sorte la vérité du monde dans le discours d’Héraclite, soit ils ne comprennent absolument rien. Il n’y a pas de possibilité de comprendre à moitié, de demie-mesure, soit la vérité est saisie, soit elle ne l’ai pas, rien entre les deux. Or l’interprétation laisse la place pour beaucoup plus de nuances que cela dans la compréhension du discours, et si le discours d’Héraclite était à interpréter nous pourrions en avoir une compréhension plus ou moins bonne, plus ou moins nette. Ça n’est pas du tout dans ce schéma qu’Héraclite place son discours : pour lui la vérité est soit comprise, totalement, soit elle n’est pas comprise, il n’y a aucune autre possibilité. En effet, si nous pensions comprendre partiellement la vérité, cela impliquerait forcément que nous ayons une connaissance de la totalité de la vérité, sinon comment savoir que ce que nous avons compris n’est qu’une partie ? Il n’est pas possible de ne saisir qu’un morceau de la réalité sans avoir saisie de la totalité de la vérité, il faut nécessairement connaître le tout pour pouvoir voir la partie.
Héraclite se positionne-t-il alors par rapport à l’oracle ? Il affirme en tous cas que, selon ses critères, les annonces de la Pythie n’ont aucune valeur car elles ne disent rien et c’est aux hommes, les prêtres en l’occurrence, que revient le travail faire dire quelque chose à ses propos. Ça n’est donc pas un discours qui dit la vérité du monde, comme le sien mais un discours à qui les hommes font dire quelque chose sur le monde. Héraclite distingue donc radicalement les deux genres de discours pour bien sûr montrer la valeur du discours vrai, le sien, par opposition au discours à interpréter, celui de l’oracle. Héraclite oppose donc les deux genres de discours dans une sorte de face à face qui peut faire penser à un combat. Or cela est tout à fait normal dans la société grecque qui est une société basée sur le combat, la rivalité, une société agonistique. En se posant ainsi comme rival de l’oracle Héraclite est un homme de son époque. Marcel Detienne, dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, au chapitre intitulé l’ambiguïté de la parole, nous rappelle que pour un grec, la vérité Alètheia, est le fait de ne pas oublier et elle est « un type de parole déterminé, prononcé dans certaines conditions, par un personnage investi de fonctions précises. »9. Seuls le poète, le devin ou le souverain peuvent dire l’Alètheia. Ici Héraclite place donc le poète au-dessus de l’oracle dans le combat pour la vérité : le discours d’Héraclite, poète et philosophe est plus vrai que le discours de l’oracle. Marcel Detienne nous dit également qu’à cette époque une « parole est inséparable d’un geste et d’un comportement », la parole est action. Ainsi en plaçant sa parole dans le camp de la vérité par rapport à ses adversaires, les autres poètes, philosophes, devins ou politiciens, Héraclite dit l’efficacité supérieure de sa parole, son pouvoir d’action plus grand.
Pourquoi Héraclite se targue-t-il de dire la vrai ? En mettant son discours face à celui de l’oracle de Delphes, Héraclite place son discours au niveau de celui d’un dieu. En effet, l’oracle dit la parole du dieu, ce qui sort de la bouche de l’oracle est donc vérité divine. Or, la parole d’Héraclite dit la vérité du monde alors que le dieu ne dit rien, le poète dépasse donc le dieu dans sa capacité à révéler la vérité, le vrai du tout. Dans cet combat, cet άγών, agon, le philosophe avec son discours « toujours vrai » appréhende l’éternelle vérité et selon Marcel Conche, vainc ainsi la mort faisant ainsi voler en éclat la véritable distinction entre un homme et un dieu. Ainsi, comme Socrate dans le Banquet de Platon nous invite à apprécier la beauté des corps en premier pour atteindre la beauté en soi et toucher à l’immortalité, Héraclite, par la vérité de son discours, devient également un presque dieu.
Avec ces deux fragments d’Héraclite nous montre la distance qu’il prend par rapport à la pratique religieuse de son temps. Non seulement il se permet de critiquer la représentation populaire du dieu qui serait incomplète et ne permettrait pas de représenter la totalité du monde mais en plus le discours que la foule prête au dieu n’est même pas capable de dire la vérité du monde. Le discours du philosophe lui, au contraire, non seulement prend la peine de vouloir dire la totalité du monde mais en plus est un discours de vérité totale qui dit le monde, le dévoile clairement et sans détour. Ainsi par ces deux fragments Héraclite dit la supériorité du discours philosophique sur le parole religieuse et va peut-être jusqu’à dire la supériorité du philosophe par rapport au dieu tel que la tradition le présente.
Bibilographie
Héraclite, Fragments (Citation set témoignages), présentation et traduction par Jean-François Pradeau, GF Flammarion, Paris, 2002.
Héraclite, Fragments, Presse Universitaire de France, Paris, 1986
Logos, Pensée et vérité dans la philosophie antique, Michel Fattal, l’Harmattan, 2001
Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Marcel Detienne, Librairie Général Française, 2006
Les grands mythes 1 & 2, série documentaire de François Busnel, Arte
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