Commentaire correcteur, Matthieu Lahure, note : 17/20. C’est un beau et bon devoir. Le travail d’explication est aussi minutieux que profond. Mes nombreux commentaires ne signalent aucun manquement, loin de là, ils ne font que suggérer d’autres formulations possibles et quelques pistes supplémentaires.

 

Dans L’Oeil et l’Esprit, Maurice Merleau-Ponty s’intéresse au mouvement et plus particulièrement dans le chapitre IV dont notre extrait est tiré. Il s’agit pour Merleau-Ponty de penser avant la raison, avant la prise de recul de la logique et de se situer au niveau fondamental, premier de la conscience : avant qu’un individu se conçoive comme un sujet qui vit dans un monde, voit, entend, touche, sent, goûte des objets. Il y a, selon Bergson, Husserl et Merleau-Ponty une condition de possibilité à cette analyse du monde en tant que sujet et objet (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou plus exactement du monde en tant qu’ objet pour un sujet.) qui est le ‘il y a’, c’est-à- dire la conscience immédiate, sans distinction entre un dedans et un dehors, entre un individu et ce qui l’entoure : un moment où la conscience est. Cette réduction phénoménologique comme la nomme Husserl est, selon Merleau-Ponty, possible uniquement par le corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou encore en (re)partant ou en retrouvant l’expérience du corps propre ou vécu) : nous sommes conscients parce que nous voyons, sentons, touchons, entendons, goûtons. Et Merleau-Ponty va plus loin en disant que fondamentalement notre corps est le monde et le monde est notre corps, c’est, immédiatement, une seule et même chose.

Dans ce cadre, l’espace n’est pas une entité homogène extérieure mais une matière à une seule dimension, sans vide, pleine de tout ce que le corps perçoit. Cette notion d’espace en tant que spatialité, qu’espace vécu et non pas mesuré est alors intimement lié à la durée. Là encore pas au sens du temps mesuré mais au sens de la durée vécue comme un présent permanent dans lequel se mêlent le passé immédiat et le futur proche. Merleau-Ponty veut ramener la temporalité vécue qui met en tension le passé et le futur et qui est éloignée par l’analyse, la pensée, la logique scientifique. (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Vous avez raison de préciser toutes ces notions, car elles sont mobilisées dans le texte.)

Merleau-Ponty pense que l’artiste, et particulièrement le peintre qui assume pleinement d’être un corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Et d’être au monde par le corps), peut nous aider à cette réduction phénoménologique. Immédiatement tout est flou, confus et notre esprit retoucherait en permanence, selon Merleau-Ponty, la réalité pour nous la rendre délimitée, quantifiable, dénombrable. L’artiste peintre, par son geste qui poursuit l’expérience élémentaire du monde, du corps, ramène le spectateur à son corps immédiat. Dans cette perspective, voir, pour le peintre comme pour celui qui regarde la toile, résultat du geste du peintre, ça n’est pas être spectateur du monde mais c’est faire quelque chose : c’est être au monde. Voir c’est avoir la possibilité d’aller vers, c’est être en mouvement : le mouvement ici étant non pas le fait de se déplacer mais est une activité du corps. Il s’agit du mouvement vécu et pas du mouvement pensé (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Même remarque que la dernière de la page précédente, mais il ne faudrait pas tarder à appliquer tout cela au texte).

Nous sommes donc, avec Merleau-Ponty, dans une spatialité vécue, dans une durée vécue et dans un mouvement vécu. Il s’interroge dans ce cadre sur comment rendre le mouvement c’est-à- dire comment donner au spectateur le mouvement, comment lui faire percevoir le mouvement. Juste avant le passage qui nous intéresse aujourd’hui, Merleau-Ponty dit que le cinéma donne le mouvement, certes, mais comment fait-il ? Et il poursuit sa réflexion dans le passage que nous étudions. Comment expliquer qu’une chose plate, comme dit Merleau-Ponty, une toile immobile donne le mouvement ? La thèse de Merleau-Ponty est que pour y parvenir il faut à la fois donner l’espace et le temps, c’est-à-dire que le corps de celui ou celle qui regarde l’image perçoive en la regardant à la fois de l’espace et du temps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou en tout cas, rendre l’espace au temps, c’est-à-dire faire de l’espace une expérience temporelle). Dans une première partie, des lignes 1 à 18 (édition folio essais), Merleau-Ponty explique le processus qu’il faut qu’une image fixe perturbe celui ou celle qui la regarde pour rendre le mouvement. Dans une seconde partie, des lignes 18 à 37 Merleau-Ponty démontre comment la peinture, mieux que la photographie, permet de rendre ce mouvement car elle donne à la fois le temps et l’espace.

Une image fixe, par définition, ne bouge pas, elle est donc un instantané, une image qui ne présente qu’un seul moment à la fois, comment alors peut-elle rendre (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : C’est-à-dire donner l’impression, restituer, voire susciter, et non représenter) un mouvement ? C’est ce que Merleau-Ponty interroge dans un premier moment de cet extrait, des lignes 1 à 18. Des lignes 1 à 7, Merleau-Ponty évoque une image qui fait penser à l’image photographiée, dans un second temps, lignes 7 à 18, l’image dont il s’agit semble être celle qui est peinte.

Il commence par poser que toutes les images ne réussissent pas à traduire le mouvement puisque, ligne 1 et 2, il dit : « les seuls instantanés réussis d’un mouvement », cela implique donc que certains ratent leur objectif. Il nous semble même percevoir dans cette formulation le fait que Merleau-Ponty considère que la majorité des photographies, si c’est bien de cela dont il s’agit, échouent à faire voir le mouvement. Et il tamise encore son propos puisque même les instantanés qu’il considère comme réussis ne font qu’approcher le rendu du mouvement (ligne 2). Merleau- Ponty considère donc que même les instantanés réussis d’un mouvement échouent à rendre complètement le mouvement, ils ne fond qu’en être proches.

Merleau-Ponty définit ce qui peut rendre le mouvement comme « un arrangement paradoxal » (ligne 3). Cela peut nous paraître étonnant car enfin nous n’avons certainement pas l’impression de vivre un paradoxe lorsque nous sommes en mouvement (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Comme Achille ou la tortue dans les paradoxes de Zénon (que Bergson évoque d’ailleurs dans l’EDIC)) que ce soit pour bouger nos yeux, nos pieds ou déplacer un objet. Que veut donc dire Merleau-Ponty ? Il donne l’exemple d’un « homme marchant » qui serait « pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol » (lignes 4 et 5). Effectivement, on pourrait se dire qu’il y a là un premier paradoxe : le fait d’illustrer un mouvement de marche par exactement le moment où les deux pieds touchent le sol, c’est-à-dire où, en quelque sorte, le corps est stable, comme fixé au sol, semble assez peu représentatif d’un mouvement. Mais ce serait envisager le mouvement comme un déplacement d’un point A à un point B, or nous avons dit en introduction qu’il s’agit pour Merleau-Ponty du mouvement vécu dans une spatialité vécue et une durée vécue. Il ajoute donc que dans cette image « on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace ». La jambe est à un endroit, la jambe avant à un autre. L’espace qui est enjambé n’est alors pas la distance entre les pieds mais bien un morceau d’un élément dont le corps fait partie et dans lequel il se meut (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Bien analysé et précisé). Nous avons dans ce passage une évocation déjà de la photographie puisque l’image est prise d’un homme qui marche mais ça n’est pas la technique de photographie qui est ici mise en avant mais bien le moment de la réalité qui permet de rendre, du moins en partie, le mouvement.

Dans un second temps de ce premier moment, Merleau-Ponty explique le mouvement en peinture, lignes 7 à 18. Il pose tout de suite que cette fois l’objectif est atteint puisque « le tableau fait voir le mouvement » (lignes 7 et 8) : c’est une généralité, ça n’est pas certains tableaux ou seulement les tableaux réussis mais bien le tableau en général. Pour Merleau-Ponty voir c’est agir puisque c’est une possibilité d’aller vers. Ainsi en disant que le tableau fait voir le mouvement il affirme qu’il permet à la personne qui regarde d’agir, le tableau met son corps en mouvement.

Comment le tableau fait-il voir le mouvement ? « par sa discordance interne » (ligne 8 et 9). Il faut donc, pour donner à voir (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou encore : « faire sentir ») le mouvement selon Merleau-Ponty dans un tableau que la personne qui regarde soit perturbée : soit par un ‘arrangement paradoxal’, soit par une ‘discordance interne’, il y a quelque chose dans ce qui est montré qui doit, pour le dire trivialement, sembler bizarre, interroger celui ou celle qui regarde.

Qu’est-ce alors que cette ‘discordance interne’ du tableau ? Ici Merleau-Ponty reprend sans le dire l’image du marcheur mais cette fois vue par le peintre et non plus le photographe. Dans le tableau, « la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée » (ligne 9 à 12). Nous avouons avoir quelques difficultés à comprendre exactement le sens de cette phrase. Notre hypothèse est que Merleau-Ponty nous dit que notre perception corporelle nous oblige à le percevoir de manière une et indivisible à chaque instant, c’est pensons-nous, ce qu’il appelle la ‘logique des corps’ : je ne peux pas être à plusieurs endroits en même temps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Du point de vue de l’espace figée, oui, mais en tant que réalité vécue, l’espace est une réalité parcourue). Ce corps qui est donc vu par un autre corps sur le tableau avec un espace entre les membres inférieurs est comme à deux endroits en même temps ce qui est effectivement incompatible, pour le corps qui voit le tableau, avec ce qu’il sait de son propre corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Non, c’est l’esprit qui sait que je ne peux pas être en deux points en même temps. Mais du point de vue du mouvement comme réalité vécue, c’est autre chose : le corps est en mouvement, il est dans son propre mouvement, lequel est un flux continu, temporel). Ainsi cela oblige le corps qui regarde a interpréter le membre arrière comme étant dans le passé et le membre avant dans le futur et ainsi à l’envisager dans deux moments distincts de la durée vécue.

Comment alors, selon Merleau-Ponty, cela fait-il voir le mouvement, car nous pourrions très bien, à ce moment-là de l’explication, imaginer que l’effet produit serait un dédoublement : un corps à un endroit de l’espace-temps, un corps à un autre endroit. Et bien « comme tous (les membres) restent visiblement dans l’unité du corps, c’est lui (le corps) qui se met à enjamber la durée. » Il ne faut pas ici comprendre que celui qui regarde le tableau imagine que celui-ci lui montre un déplacement dans le temps au sens du temps des horloges : un corps qui irait par exemple d’un coup de onze à midi. Ce que nous comprenons c’est que le corps qui regarde voyant le corps du tableau lui applique la même logique que celle qu’il vit : je suis un corps, ce corps que je vois est un corps, si un morceau de son corps est dans le passé proche et l’autre dans le futur proche alors ce corps est en mouvement puisque c’est comme cela que moi corps je me déplace (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Voilà ! vous avez tout compris).

Qu’est-ce alors que ce mouvement qui est rendu puisqu’il n’y a de fait qu’un seul lieu donné par le tableau? C’est « quelque chose qui se prémédite entre les jambes, le tronc, les bras, la tête, en quelque foyer virtuel, et il n’éclate qu’ensuite en changement de lieu » (lignes 14 à 18). Là encore nous devons admettre notre hésitation dans la compréhension de cette phrase (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ce qui est tout à fait légitime au regard de la difficulté du passage. Je vous aide un peu : l’idée de préméditation doit être mise en relation avec la nature temporelle du mouvement du point vue de celui qui le vit). Ce que nous en comprenons c’est que le corps qui regarde le tableau perçoit en premier le mouvement comme quelque chose qui lui est familier et qu’il a lui-même déjà perçu pour ensuite, par la réflexion en déduire qu’il voit un déplacement d’un lieu à un autre. Et c’est là, nous semble-t-il, ce que Merleau-Ponty attribue comme une réussite du tableau : il oblige celui ou celle qui regarde à revenir à son corps pour pouvoir ensuite utiliser sa raison et déduire ce qu’il perçoit du tableau.

Nous avons donc vu jusque-là que pour montrer le mouvement, selon Merleau-Ponty, il faut mettre le corps qui regarde dans une sorte d’inconfort qui l’oblige à se rapporter à ses propres perceptions pour comprendre ce qui se joue dans l’image qu’il a sous les yeux. Mais alors pourquoi la peinture réussirait-elle mieux dans cette entreprise que la photographie ?

Dans un second temps de cet extrait, des lignes 18 à 37, après nous avoir expliqué comment le mouvement est donné par l’image fixe via un certain inconfort, Merleau-Ponty nous explique pourquoi, selon lui, la peinture réussit dans cette entreprise là où la photographie échoue.

Il est intéressant tout d’abord de constater qu’alors que la première partie donnait en exemple un corps humain, Merleau-Ponty prend ici le cheval comme référent. Nous pensons que cela n’est pas innocent et nous voyons là une volonté de l’auteur de nous dire que le corps regardant n’a pas besoin d’un corps similaire au sien pour percevoir le mouvement dans l’image fixe mais que cela fonctionne avec n’importe quel corps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Et même avec n’importe quoi puisque ce qui importe ce n’est pas la représentation du mouvement, mais l’évocation du mouvement du point de vue du corps propre, c’est-à-dire de celui qui perçoit). Il choisit pourtant à chaque fois des corps vivants peut- être pour faciliter son explication : un corps vivant regardant une image d’un autre corps vivant. Les arguments de Merleau-Ponty fonctionnent pourtant aussi bien pour un tableau de pierres qui déboulent ou de pluie qui tombent : il s’agit pour le corps regardant de percevoir le mouvement dans son corps avant de l’envisager par la pensée.

Dans ce second moment, Merleau-Ponty met face à face la photographie et le tableau et plus précisément une photographie d’un cheval qui saute (lignes 18 à 22) et le tableau du Derby d’Epsom de Géricault (22 à 25). Remarquer cette différence de traitement : d’un côté n’importe quelle photographie d’un cheval, de l’autre un tableau bien précis d’un auteur bien précis représentant des chevaux. Nous y voyons une façon pour Merleau-Ponty de souligner son respect pour l’artiste, le peintre, et son indifférence pour le photographe qui peut-être n’est pas vraiment considéré comme un artiste par Merleau-Ponty mais plus comme un technicien (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Oui, ce qui n’exclut pas qu’il puisse y avoir par ailleurs des photos qui sont des œuvres d’art, mais elles présenteront alors, elles -aussi, une forme de discordance).

L’auteur expose tout d’abord le paradoxe de la photographie : le cheval est pris « en plein mouvement » (lignes 19 et 20) et pourtant il a « l’air de sauter sur place ». C’est techniquement une représentation exacte de la réalité : la photographie capture un instant du réel, sans le modifier, dans le transformer, sans rien y ajouter, sans rien en retirer. Le cheval a bien été dans cette posture a un instant du réel. Face à cela, « les chevaux de Géricault » courent « sur la toile, dans une posture pourtant qu’aucun cheval au galop n’a jamais prise » (lignes 22 à 25). Summum du paradoxe : la saisie du réel échoue à donner le mouvement, la toile irréelle du peintre rend le mouvement. Est-ce qu’alors donner à voir le mouvement ne serait possible qu’en ne montrant pas le réel ? Merleau-Ponty affirme au contraire que le tableau rend le réel alors que la photographie non… comment arrive-t-il à cette conclusion ?

Pour expliquer ce paradoxe qu’il vient de présenter, Merleau-Ponty donne tout d’abord un argument de l’ordre du cadre de l’image, c’est-à-dire qu’il ne disqualifie par immédiatement la photographie en tant que telle. Selon lui Géricault réussit à donner du mouvement à ses chevaux car « les chevaux du Derby d’Epsom (…) donnent à voir la prise du corps sur le sol » (lignes 26 et 27) alors que la photo du cheval était elle prise de telle façon qu’aucun des membres ne touchaient parterre. Ainsi il faudrait donc que le corps qui regarde ait une référence au sol pour sentir le mouvement. Comment Merleau-Ponty explique-t-il cela ? Il fait à nouveau appel à la ‘logique du corps’ qu’il avait déjà mentionnée précédemment dans cet extrait pour affirmer que pour le corps regardant « ces prises sur l’espace sont aussi des prises sur la durée » (lignes 28 et 29). Nous voyons comment pour Merleau-Ponty, la spatialité vécue et la durée vécue sont indissociables (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ce que l’expérience de la profondeur comprise de manière phénoménologique et non pas géométrique permet notamment de comprendre). Cela s’explique dans le cadre de la réduction phénoménologique : quand un corps, une conscience donc, se déplace, elle vit le fait que pour effectuer de déplacement il lui faut un certain temps. Cela fonctionne également pour un mouvement statique : il faut un temps entre le moment où le bras est le long du corps et le bras est au-dessus de la tête. Ainsi, dans le mouvement vécu par le corps tout mouvement se fait dans la durée et le corps vit le mouvement à la fois comme un déplacement dans l’espace et dans le temps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Il faudrait plutôt dire « une évolution » ou même un devenir dans le temps). Pour voir le mouvement, le corps regardant, la conscience qui regarde a besoin à la fois d’un référentiel de temps et d’un référentiel d’espace (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : A vrai dire, elle en a un : son corps. Mais il faut que celui-ci soit en quelque sorte appelé par la perception, ce en quoi toute perception est une remémoration). Il manque à la photographie le référentiel d’espace pour donner au corps regardant le mouvement du cheval qui saute.

Suffirait-il alors que photographe de bien cadrer sa photo pour réussir à donner le mouvement? Dans une seconde partie de ce second moment, Merleau-Ponty disqualifie radicalement la photographie en faisant appel à une référence de poids puisqu’il cite Rodin : « c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photo qui est menteuse » (lignes 30 à 32). La séparation radicale entre l’artiste et le photographe est ici plus nette : la photo est menteuse alors que l’artiste dit vrai, un photographe peut-il alors se revendiquer artiste ? Sa production, la photo, ment, mais lui serait-il tout de même possible de conserver son statut d’artiste ? Peut-être… ça n’est pas le propos ici.

Pourquoi alors, selon à la fois Merleau-Ponty et Rodin, la saisie instantanée d’un moment du réel, qui pourrait être une définition de la photographie, est forcément menteuse ? Comment une capture technique d’un moment du réel peut-elle mentir ? Et bien parce que « dans la réalité, le temps ne s’arrête pas » (lignes 32 et 33) selon Rodin que cite Merleau-Ponty. Cette affirmation peut se comprendre aussi bien en envisageant le temps comme structure homogène mesurable (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Et divisible en instants, c’est-à-dire en abstractions) que comme durée vécue non quantifiable. En effet, si nous prenons comme référent une montre, représentation archétypale du temps que Bergson nommait ‘le temps des horloges’, elle doit être en mouvement permanent pour être reconnue comme une mesure juste du temps : personne ne penserait à dire que le temps s’arrête quand la montre s’arrête. De la même façon, dans le temps perçu, qui il n’y a pas de pose : un corps percevant ne s’arrête jamais de percevoir, même lorsqu’il dort, il perçoit quand même et la durée est là.

Merleau-Ponty nous explicite la citation qu’il vient de faire aux lignes 33 à 37 et notamment en disant ceci : « la photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt ». Il nous semble que nous avons ici un bon exemple de la limite du langage dans sa possibilité de dire la réduction phénoménologique. En effet, si nous suivons ce que disent à la fois Bergson, Husserl et Merleau-Ponty du temps en tant que durée vécue alors dire que le temps referme des instants ne convient pas (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Voilà, ou encore qu’il est « composé d’instants »). Si le temps comme durée est un éternel présent mêlant à la fois le passé et le futur proche, alors il n’y a pas d’instant au sens d’une entité temporelle qui aurait un début et une fin et ainsi ces instants, si l’on veut leur laisser ce nom ne sont pas délimités et donc ne s’ouvrent ni ne se ferment. Il est pourtant tout à fait clair que ce que Merleau-Ponty veut rendre c’est le fait qu’il y a une continuité dans la durée perçue que la photographie échoue à rendre en figeant un moment du réel qui, en réalité, n’existe pas (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ou en tout cas la photographie « non artistique ») : les instants s’enchaînent, s’entremêlent. C’est d’ailleurs ce que Merleau-Ponty dit bien ensuite en écrivant que la photographie « détruit le dépassement, l’empiètement, la « métamorphose » du temps. » (lignes 35 et 36).

En regardant dans un dictionnaire la définition de ce terme ‘métamorphose’ nous lisons : « changement d’un être en un autre, transformation totale d’un être au point qu’il n’est plus reconnaissable ». Cette définition permet parfaitement d’expliquer pourquoi Merleau-Ponty nous dit que la photographie échoue à rendre le mouvement. La photo saisit un instant alors que le mouvement est une transformation permanente dans l’espace et dans le temps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ne donnez pas le sentiment que temps et espace sont des cadres distincts et a priori ici, ce n’est pas l’expérience impliquée par la corporéité, du point de vue de cette dernière, le contenant n’est pas distinct de son contenu), changement tel qu’en fixant un seul instant du temps de ce mouvement, il est impossible de reconnaître qu’il s’agit d’un mouvement, comme dans l’exemple du cheval pris en plein saut : nous le voyons comme sautant sur place alors qu’en fait il avance. Selon Merleau-Ponty, « la peinture rend visibles au contraire » (lignes 37) ces modifications dans le temps et dans l’espace. La fin de la phrase explique comment elle réussit là où la photo échoue : « parce que les chevaux ont en eux le « quitter ici, aller là », parce qu’ils ont un pied dans chaque instant » (lignes 38 et 39). La peinture rend donc ce présent permanent, cette imbrication du passé et du futur qui est, pour la réduction phénoménologique la caractéristique du temps vécu.

Dans cet extrait de L’oeil et l’esprit, Merleau-Ponty démontre que pour qu’une personne qui regarde une image fixe puisse percevoir du mouvement dans cette image il faut qu’elle ait des caractéristiques particulières. Tout d’abord elle doit mettre celui ou celle qui regarde dans un état instable, lui faire sentir qu’il y a un paradoxe, une forme d’incompatibilité entre ce qu’il voit et ce qu’il sait par le vécu qu’il a de son corps. Cette forme de déstabilisation (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Celle qu’on retrouve aussi dans les tableaux de Cézanne, notamment ses nature mortes) le ramène à son corps en tant qu’il vit dans l’espace et la durée. Merleau-Ponty confronte deux formes d’images plates et immobiles : la photographie et la peinture. Il nous démontre que la photographie, parfois, arrive à rendre l’espace au sens de l’espace vécu par le corps. En revanche, seule la peinture arrive à rendre à la fois l’espace vécu et le temps au sens de durée vécue. Seule la peinture sait mélanger le passé et le futur pour rendre la sensation de la durée là où la photographie ne peut et ne sait que montrer un moment fixe du temps qui reste présent sans se modifier ce qui n’arrive jamais dans la réalité et ne permet ainsi pas au corps d’en sentir la temporalité.

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