L’éloge de l’ignorance de Socrate

L’éloge de l’ignorance de Socrate

« Nous ne savons, ni les sophistes, ni les poètes, ni les orateurs, ni les artistes, ni moi, ce que c’est que le vrai, le bon et le beau. mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose. Au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je n’en suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’oracle, se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne sais pas. »

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, page 38 dans l’édition GF de 2018, citation de Socrate.

Explication de texte : L’oeil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty, pages 79 à 81 de « Les seules instantanés… » à « … au contraire,… », L3 – S2 – Philosophie, Esthétique, note obtenue : 17/20

Explication de texte : L’oeil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty, pages 79 à 81 de « Les seules instantanés… » à « … au contraire,… », L3 – S2 – Philosophie, Esthétique, note obtenue : 17/20

Commentaire correcteur, Matthieu Lahure, note : 17/20. C’est un beau et bon devoir. Le travail d’explication est aussi minutieux que profond. Mes nombreux commentaires ne signalent aucun manquement, loin de là, ils ne font que suggérer d’autres formulations possibles et quelques pistes supplémentaires.

 

Dans L’Oeil et l’Esprit, Maurice Merleau-Ponty s’intéresse au mouvement et plus particulièrement dans le chapitre IV dont notre extrait est tiré. Il s’agit pour Merleau-Ponty de penser avant la raison, avant la prise de recul de la logique et de se situer au niveau fondamental, premier de la conscience : avant qu’un individu se conçoive comme un sujet qui vit dans un monde, voit, entend, touche, sent, goûte des objets. Il y a, selon Bergson, Husserl et Merleau-Ponty une condition de possibilité à cette analyse du monde en tant que sujet et objet (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou plus exactement du monde en tant qu’ objet pour un sujet.) qui est le ‘il y a’, c’est-à- dire la conscience immédiate, sans distinction entre un dedans et un dehors, entre un individu et ce qui l’entoure : un moment où la conscience est. Cette réduction phénoménologique comme la nomme Husserl est, selon Merleau-Ponty, possible uniquement par le corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou encore en (re)partant ou en retrouvant l’expérience du corps propre ou vécu) : nous sommes conscients parce que nous voyons, sentons, touchons, entendons, goûtons. Et Merleau-Ponty va plus loin en disant que fondamentalement notre corps est le monde et le monde est notre corps, c’est, immédiatement, une seule et même chose.

Dans ce cadre, l’espace n’est pas une entité homogène extérieure mais une matière à une seule dimension, sans vide, pleine de tout ce que le corps perçoit. Cette notion d’espace en tant que spatialité, qu’espace vécu et non pas mesuré est alors intimement lié à la durée. Là encore pas au sens du temps mesuré mais au sens de la durée vécue comme un présent permanent dans lequel se mêlent le passé immédiat et le futur proche. Merleau-Ponty veut ramener la temporalité vécue qui met en tension le passé et le futur et qui est éloignée par l’analyse, la pensée, la logique scientifique. (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Vous avez raison de préciser toutes ces notions, car elles sont mobilisées dans le texte.)

Merleau-Ponty pense que l’artiste, et particulièrement le peintre qui assume pleinement d’être un corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Et d’être au monde par le corps), peut nous aider à cette réduction phénoménologique. Immédiatement tout est flou, confus et notre esprit retoucherait en permanence, selon Merleau-Ponty, la réalité pour nous la rendre délimitée, quantifiable, dénombrable. L’artiste peintre, par son geste qui poursuit l’expérience élémentaire du monde, du corps, ramène le spectateur à son corps immédiat. Dans cette perspective, voir, pour le peintre comme pour celui qui regarde la toile, résultat du geste du peintre, ça n’est pas être spectateur du monde mais c’est faire quelque chose : c’est être au monde. Voir c’est avoir la possibilité d’aller vers, c’est être en mouvement : le mouvement ici étant non pas le fait de se déplacer mais est une activité du corps. Il s’agit du mouvement vécu et pas du mouvement pensé (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Même remarque que la dernière de la page précédente, mais il ne faudrait pas tarder à appliquer tout cela au texte).

Nous sommes donc, avec Merleau-Ponty, dans une spatialité vécue, dans une durée vécue et dans un mouvement vécu. Il s’interroge dans ce cadre sur comment rendre le mouvement c’est-à- dire comment donner au spectateur le mouvement, comment lui faire percevoir le mouvement. Juste avant le passage qui nous intéresse aujourd’hui, Merleau-Ponty dit que le cinéma donne le mouvement, certes, mais comment fait-il ? Et il poursuit sa réflexion dans le passage que nous étudions. Comment expliquer qu’une chose plate, comme dit Merleau-Ponty, une toile immobile donne le mouvement ? La thèse de Merleau-Ponty est que pour y parvenir il faut à la fois donner l’espace et le temps, c’est-à-dire que le corps de celui ou celle qui regarde l’image perçoive en la regardant à la fois de l’espace et du temps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou en tout cas, rendre l’espace au temps, c’est-à-dire faire de l’espace une expérience temporelle). Dans une première partie, des lignes 1 à 18 (édition folio essais), Merleau-Ponty explique le processus qu’il faut qu’une image fixe perturbe celui ou celle qui la regarde pour rendre le mouvement. Dans une seconde partie, des lignes 18 à 37 Merleau-Ponty démontre comment la peinture, mieux que la photographie, permet de rendre ce mouvement car elle donne à la fois le temps et l’espace.

Une image fixe, par définition, ne bouge pas, elle est donc un instantané, une image qui ne présente qu’un seul moment à la fois, comment alors peut-elle rendre (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : C’est-à-dire donner l’impression, restituer, voire susciter, et non représenter) un mouvement ? C’est ce que Merleau-Ponty interroge dans un premier moment de cet extrait, des lignes 1 à 18. Des lignes 1 à 7, Merleau-Ponty évoque une image qui fait penser à l’image photographiée, dans un second temps, lignes 7 à 18, l’image dont il s’agit semble être celle qui est peinte.

Il commence par poser que toutes les images ne réussissent pas à traduire le mouvement puisque, ligne 1 et 2, il dit : « les seuls instantanés réussis d’un mouvement », cela implique donc que certains ratent leur objectif. Il nous semble même percevoir dans cette formulation le fait que Merleau-Ponty considère que la majorité des photographies, si c’est bien de cela dont il s’agit, échouent à faire voir le mouvement. Et il tamise encore son propos puisque même les instantanés qu’il considère comme réussis ne font qu’approcher le rendu du mouvement (ligne 2). Merleau- Ponty considère donc que même les instantanés réussis d’un mouvement échouent à rendre complètement le mouvement, ils ne fond qu’en être proches.

Merleau-Ponty définit ce qui peut rendre le mouvement comme « un arrangement paradoxal » (ligne 3). Cela peut nous paraître étonnant car enfin nous n’avons certainement pas l’impression de vivre un paradoxe lorsque nous sommes en mouvement (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Comme Achille ou la tortue dans les paradoxes de Zénon (que Bergson évoque d’ailleurs dans l’EDIC)) que ce soit pour bouger nos yeux, nos pieds ou déplacer un objet. Que veut donc dire Merleau-Ponty ? Il donne l’exemple d’un « homme marchant » qui serait « pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol » (lignes 4 et 5). Effectivement, on pourrait se dire qu’il y a là un premier paradoxe : le fait d’illustrer un mouvement de marche par exactement le moment où les deux pieds touchent le sol, c’est-à-dire où, en quelque sorte, le corps est stable, comme fixé au sol, semble assez peu représentatif d’un mouvement. Mais ce serait envisager le mouvement comme un déplacement d’un point A à un point B, or nous avons dit en introduction qu’il s’agit pour Merleau-Ponty du mouvement vécu dans une spatialité vécue et une durée vécue. Il ajoute donc que dans cette image « on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace ». La jambe est à un endroit, la jambe avant à un autre. L’espace qui est enjambé n’est alors pas la distance entre les pieds mais bien un morceau d’un élément dont le corps fait partie et dans lequel il se meut (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Bien analysé et précisé). Nous avons dans ce passage une évocation déjà de la photographie puisque l’image est prise d’un homme qui marche mais ça n’est pas la technique de photographie qui est ici mise en avant mais bien le moment de la réalité qui permet de rendre, du moins en partie, le mouvement.

Dans un second temps de ce premier moment, Merleau-Ponty explique le mouvement en peinture, lignes 7 à 18. Il pose tout de suite que cette fois l’objectif est atteint puisque « le tableau fait voir le mouvement » (lignes 7 et 8) : c’est une généralité, ça n’est pas certains tableaux ou seulement les tableaux réussis mais bien le tableau en général. Pour Merleau-Ponty voir c’est agir puisque c’est une possibilité d’aller vers. Ainsi en disant que le tableau fait voir le mouvement il affirme qu’il permet à la personne qui regarde d’agir, le tableau met son corps en mouvement.

Comment le tableau fait-il voir le mouvement ? « par sa discordance interne » (ligne 8 et 9). Il faut donc, pour donner à voir (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou encore : « faire sentir ») le mouvement selon Merleau-Ponty dans un tableau que la personne qui regarde soit perturbée : soit par un ‘arrangement paradoxal’, soit par une ‘discordance interne’, il y a quelque chose dans ce qui est montré qui doit, pour le dire trivialement, sembler bizarre, interroger celui ou celle qui regarde.

Qu’est-ce alors que cette ‘discordance interne’ du tableau ? Ici Merleau-Ponty reprend sans le dire l’image du marcheur mais cette fois vue par le peintre et non plus le photographe. Dans le tableau, « la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée » (ligne 9 à 12). Nous avouons avoir quelques difficultés à comprendre exactement le sens de cette phrase. Notre hypothèse est que Merleau-Ponty nous dit que notre perception corporelle nous oblige à le percevoir de manière une et indivisible à chaque instant, c’est pensons-nous, ce qu’il appelle la ‘logique des corps’ : je ne peux pas être à plusieurs endroits en même temps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Du point de vue de l’espace figée, oui, mais en tant que réalité vécue, l’espace est une réalité parcourue). Ce corps qui est donc vu par un autre corps sur le tableau avec un espace entre les membres inférieurs est comme à deux endroits en même temps ce qui est effectivement incompatible, pour le corps qui voit le tableau, avec ce qu’il sait de son propre corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Non, c’est l’esprit qui sait que je ne peux pas être en deux points en même temps. Mais du point de vue du mouvement comme réalité vécue, c’est autre chose : le corps est en mouvement, il est dans son propre mouvement, lequel est un flux continu, temporel). Ainsi cela oblige le corps qui regarde a interpréter le membre arrière comme étant dans le passé et le membre avant dans le futur et ainsi à l’envisager dans deux moments distincts de la durée vécue.

Comment alors, selon Merleau-Ponty, cela fait-il voir le mouvement, car nous pourrions très bien, à ce moment-là de l’explication, imaginer que l’effet produit serait un dédoublement : un corps à un endroit de l’espace-temps, un corps à un autre endroit. Et bien « comme tous (les membres) restent visiblement dans l’unité du corps, c’est lui (le corps) qui se met à enjamber la durée. » Il ne faut pas ici comprendre que celui qui regarde le tableau imagine que celui-ci lui montre un déplacement dans le temps au sens du temps des horloges : un corps qui irait par exemple d’un coup de onze à midi. Ce que nous comprenons c’est que le corps qui regarde voyant le corps du tableau lui applique la même logique que celle qu’il vit : je suis un corps, ce corps que je vois est un corps, si un morceau de son corps est dans le passé proche et l’autre dans le futur proche alors ce corps est en mouvement puisque c’est comme cela que moi corps je me déplace (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Voilà ! vous avez tout compris).

Qu’est-ce alors que ce mouvement qui est rendu puisqu’il n’y a de fait qu’un seul lieu donné par le tableau? C’est « quelque chose qui se prémédite entre les jambes, le tronc, les bras, la tête, en quelque foyer virtuel, et il n’éclate qu’ensuite en changement de lieu » (lignes 14 à 18). Là encore nous devons admettre notre hésitation dans la compréhension de cette phrase (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ce qui est tout à fait légitime au regard de la difficulté du passage. Je vous aide un peu : l’idée de préméditation doit être mise en relation avec la nature temporelle du mouvement du point vue de celui qui le vit). Ce que nous en comprenons c’est que le corps qui regarde le tableau perçoit en premier le mouvement comme quelque chose qui lui est familier et qu’il a lui-même déjà perçu pour ensuite, par la réflexion en déduire qu’il voit un déplacement d’un lieu à un autre. Et c’est là, nous semble-t-il, ce que Merleau-Ponty attribue comme une réussite du tableau : il oblige celui ou celle qui regarde à revenir à son corps pour pouvoir ensuite utiliser sa raison et déduire ce qu’il perçoit du tableau.

Nous avons donc vu jusque-là que pour montrer le mouvement, selon Merleau-Ponty, il faut mettre le corps qui regarde dans une sorte d’inconfort qui l’oblige à se rapporter à ses propres perceptions pour comprendre ce qui se joue dans l’image qu’il a sous les yeux. Mais alors pourquoi la peinture réussirait-elle mieux dans cette entreprise que la photographie ?

Dans un second temps de cet extrait, des lignes 18 à 37, après nous avoir expliqué comment le mouvement est donné par l’image fixe via un certain inconfort, Merleau-Ponty nous explique pourquoi, selon lui, la peinture réussit dans cette entreprise là où la photographie échoue.

Il est intéressant tout d’abord de constater qu’alors que la première partie donnait en exemple un corps humain, Merleau-Ponty prend ici le cheval comme référent. Nous pensons que cela n’est pas innocent et nous voyons là une volonté de l’auteur de nous dire que le corps regardant n’a pas besoin d’un corps similaire au sien pour percevoir le mouvement dans l’image fixe mais que cela fonctionne avec n’importe quel corps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Et même avec n’importe quoi puisque ce qui importe ce n’est pas la représentation du mouvement, mais l’évocation du mouvement du point de vue du corps propre, c’est-à-dire de celui qui perçoit). Il choisit pourtant à chaque fois des corps vivants peut- être pour faciliter son explication : un corps vivant regardant une image d’un autre corps vivant. Les arguments de Merleau-Ponty fonctionnent pourtant aussi bien pour un tableau de pierres qui déboulent ou de pluie qui tombent : il s’agit pour le corps regardant de percevoir le mouvement dans son corps avant de l’envisager par la pensée.

Dans ce second moment, Merleau-Ponty met face à face la photographie et le tableau et plus précisément une photographie d’un cheval qui saute (lignes 18 à 22) et le tableau du Derby d’Epsom de Géricault (22 à 25). Remarquer cette différence de traitement : d’un côté n’importe quelle photographie d’un cheval, de l’autre un tableau bien précis d’un auteur bien précis représentant des chevaux. Nous y voyons une façon pour Merleau-Ponty de souligner son respect pour l’artiste, le peintre, et son indifférence pour le photographe qui peut-être n’est pas vraiment considéré comme un artiste par Merleau-Ponty mais plus comme un technicien (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Oui, ce qui n’exclut pas qu’il puisse y avoir par ailleurs des photos qui sont des œuvres d’art, mais elles présenteront alors, elles -aussi, une forme de discordance).

L’auteur expose tout d’abord le paradoxe de la photographie : le cheval est pris « en plein mouvement » (lignes 19 et 20) et pourtant il a « l’air de sauter sur place ». C’est techniquement une représentation exacte de la réalité : la photographie capture un instant du réel, sans le modifier, dans le transformer, sans rien y ajouter, sans rien en retirer. Le cheval a bien été dans cette posture a un instant du réel. Face à cela, « les chevaux de Géricault » courent « sur la toile, dans une posture pourtant qu’aucun cheval au galop n’a jamais prise » (lignes 22 à 25). Summum du paradoxe : la saisie du réel échoue à donner le mouvement, la toile irréelle du peintre rend le mouvement. Est-ce qu’alors donner à voir le mouvement ne serait possible qu’en ne montrant pas le réel ? Merleau-Ponty affirme au contraire que le tableau rend le réel alors que la photographie non… comment arrive-t-il à cette conclusion ?

Pour expliquer ce paradoxe qu’il vient de présenter, Merleau-Ponty donne tout d’abord un argument de l’ordre du cadre de l’image, c’est-à-dire qu’il ne disqualifie par immédiatement la photographie en tant que telle. Selon lui Géricault réussit à donner du mouvement à ses chevaux car « les chevaux du Derby d’Epsom (…) donnent à voir la prise du corps sur le sol » (lignes 26 et 27) alors que la photo du cheval était elle prise de telle façon qu’aucun des membres ne touchaient parterre. Ainsi il faudrait donc que le corps qui regarde ait une référence au sol pour sentir le mouvement. Comment Merleau-Ponty explique-t-il cela ? Il fait à nouveau appel à la ‘logique du corps’ qu’il avait déjà mentionnée précédemment dans cet extrait pour affirmer que pour le corps regardant « ces prises sur l’espace sont aussi des prises sur la durée » (lignes 28 et 29). Nous voyons comment pour Merleau-Ponty, la spatialité vécue et la durée vécue sont indissociables (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ce que l’expérience de la profondeur comprise de manière phénoménologique et non pas géométrique permet notamment de comprendre). Cela s’explique dans le cadre de la réduction phénoménologique : quand un corps, une conscience donc, se déplace, elle vit le fait que pour effectuer de déplacement il lui faut un certain temps. Cela fonctionne également pour un mouvement statique : il faut un temps entre le moment où le bras est le long du corps et le bras est au-dessus de la tête. Ainsi, dans le mouvement vécu par le corps tout mouvement se fait dans la durée et le corps vit le mouvement à la fois comme un déplacement dans l’espace et dans le temps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Il faudrait plutôt dire « une évolution » ou même un devenir dans le temps). Pour voir le mouvement, le corps regardant, la conscience qui regarde a besoin à la fois d’un référentiel de temps et d’un référentiel d’espace (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : A vrai dire, elle en a un : son corps. Mais il faut que celui-ci soit en quelque sorte appelé par la perception, ce en quoi toute perception est une remémoration). Il manque à la photographie le référentiel d’espace pour donner au corps regardant le mouvement du cheval qui saute.

Suffirait-il alors que photographe de bien cadrer sa photo pour réussir à donner le mouvement? Dans une seconde partie de ce second moment, Merleau-Ponty disqualifie radicalement la photographie en faisant appel à une référence de poids puisqu’il cite Rodin : « c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photo qui est menteuse » (lignes 30 à 32). La séparation radicale entre l’artiste et le photographe est ici plus nette : la photo est menteuse alors que l’artiste dit vrai, un photographe peut-il alors se revendiquer artiste ? Sa production, la photo, ment, mais lui serait-il tout de même possible de conserver son statut d’artiste ? Peut-être… ça n’est pas le propos ici.

Pourquoi alors, selon à la fois Merleau-Ponty et Rodin, la saisie instantanée d’un moment du réel, qui pourrait être une définition de la photographie, est forcément menteuse ? Comment une capture technique d’un moment du réel peut-elle mentir ? Et bien parce que « dans la réalité, le temps ne s’arrête pas » (lignes 32 et 33) selon Rodin que cite Merleau-Ponty. Cette affirmation peut se comprendre aussi bien en envisageant le temps comme structure homogène mesurable (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Et divisible en instants, c’est-à-dire en abstractions) que comme durée vécue non quantifiable. En effet, si nous prenons comme référent une montre, représentation archétypale du temps que Bergson nommait ‘le temps des horloges’, elle doit être en mouvement permanent pour être reconnue comme une mesure juste du temps : personne ne penserait à dire que le temps s’arrête quand la montre s’arrête. De la même façon, dans le temps perçu, qui il n’y a pas de pose : un corps percevant ne s’arrête jamais de percevoir, même lorsqu’il dort, il perçoit quand même et la durée est là.

Merleau-Ponty nous explicite la citation qu’il vient de faire aux lignes 33 à 37 et notamment en disant ceci : « la photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt ». Il nous semble que nous avons ici un bon exemple de la limite du langage dans sa possibilité de dire la réduction phénoménologique. En effet, si nous suivons ce que disent à la fois Bergson, Husserl et Merleau-Ponty du temps en tant que durée vécue alors dire que le temps referme des instants ne convient pas (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Voilà, ou encore qu’il est « composé d’instants »). Si le temps comme durée est un éternel présent mêlant à la fois le passé et le futur proche, alors il n’y a pas d’instant au sens d’une entité temporelle qui aurait un début et une fin et ainsi ces instants, si l’on veut leur laisser ce nom ne sont pas délimités et donc ne s’ouvrent ni ne se ferment. Il est pourtant tout à fait clair que ce que Merleau-Ponty veut rendre c’est le fait qu’il y a une continuité dans la durée perçue que la photographie échoue à rendre en figeant un moment du réel qui, en réalité, n’existe pas (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ou en tout cas la photographie « non artistique ») : les instants s’enchaînent, s’entremêlent. C’est d’ailleurs ce que Merleau-Ponty dit bien ensuite en écrivant que la photographie « détruit le dépassement, l’empiètement, la « métamorphose » du temps. » (lignes 35 et 36).

En regardant dans un dictionnaire la définition de ce terme ‘métamorphose’ nous lisons : « changement d’un être en un autre, transformation totale d’un être au point qu’il n’est plus reconnaissable ». Cette définition permet parfaitement d’expliquer pourquoi Merleau-Ponty nous dit que la photographie échoue à rendre le mouvement. La photo saisit un instant alors que le mouvement est une transformation permanente dans l’espace et dans le temps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ne donnez pas le sentiment que temps et espace sont des cadres distincts et a priori ici, ce n’est pas l’expérience impliquée par la corporéité, du point de vue de cette dernière, le contenant n’est pas distinct de son contenu), changement tel qu’en fixant un seul instant du temps de ce mouvement, il est impossible de reconnaître qu’il s’agit d’un mouvement, comme dans l’exemple du cheval pris en plein saut : nous le voyons comme sautant sur place alors qu’en fait il avance. Selon Merleau-Ponty, « la peinture rend visibles au contraire » (lignes 37) ces modifications dans le temps et dans l’espace. La fin de la phrase explique comment elle réussit là où la photo échoue : « parce que les chevaux ont en eux le « quitter ici, aller là », parce qu’ils ont un pied dans chaque instant » (lignes 38 et 39). La peinture rend donc ce présent permanent, cette imbrication du passé et du futur qui est, pour la réduction phénoménologique la caractéristique du temps vécu.

Dans cet extrait de L’oeil et l’esprit, Merleau-Ponty démontre que pour qu’une personne qui regarde une image fixe puisse percevoir du mouvement dans cette image il faut qu’elle ait des caractéristiques particulières. Tout d’abord elle doit mettre celui ou celle qui regarde dans un état instable, lui faire sentir qu’il y a un paradoxe, une forme d’incompatibilité entre ce qu’il voit et ce qu’il sait par le vécu qu’il a de son corps. Cette forme de déstabilisation (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Celle qu’on retrouve aussi dans les tableaux de Cézanne, notamment ses nature mortes) le ramène à son corps en tant qu’il vit dans l’espace et la durée. Merleau-Ponty confronte deux formes d’images plates et immobiles : la photographie et la peinture. Il nous démontre que la photographie, parfois, arrive à rendre l’espace au sens de l’espace vécu par le corps. En revanche, seule la peinture arrive à rendre à la fois l’espace vécu et le temps au sens de durée vécue. Seule la peinture sait mélanger le passé et le futur pour rendre la sensation de la durée là où la photographie ne peut et ne sait que montrer un moment fixe du temps qui reste présent sans se modifier ce qui n’arrive jamais dans la réalité et ne permet ainsi pas au corps d’en sentir la temporalité.

Les jours moins…

Les jours moins…

En se réveillant ce matin-là sa poitrine lui donne le la.
Aujourd'hui tu iras mal, c'est un jour sans, un jour moins.
Elle sait qu'aujourd'hui il sera, plus qu'à l'accoutumée, difficile de respirer.
Voir chaque jour dans la rue, sur les murs, le monde qui l'entoure, c'est dur.
Elle aimerait pouvoir, comme certains autres, rester optimiste, garder espoir,
Mais la pollution de l'air, des eaux, des gens lui donne envie de pleurer, souvent.
Dans ses jours moins elle est toute seule, elle ne veut pas ennuyer les gens,
Elle reste là à réfléchir, à laisser les idées noires danser et grandir.

Les jours moins sont souvent durs, pessimistes, éprouvants,
Les jours moins c'est pas si sûr, réaliste, dérangeant.
La solitude elle connait bien, elle s'en nourrit, en a besoin.
Avec les gens pour écouter, pour comprendre, discuter, il faut beaucoup se concentrer.

Avec elle-même c'est plus facile, dans son cerveau les idées filent !
Elles s'enchainent, déferlent, ricochent, l'une puis l'autre toujours plus proches.
Mais sa chère solitude parfois lui pèse, elle aimerait que quelqu'un lui plaise
Un homme à elle, comme elles ont toutes, celles qui savent être des chouchoutes.

Pour elle c'est dur le couple rêvé, elle a essayé, elle a échoué.
Ces amis lui disent que pour l'instant elle n'a pas trouvé son prince charmant.
Les jours moins sont souvent durs, pessimistes, éprouvants,
Les jours moins c'est pas si sûr, réaliste, dérangeant.

C'est vrai, petite, elle en rêvait du type idéal, du sauveur sur son cheval,
Aujourd'hui, bien sûr, c'est différent, elle a grandi, est allée de l'avant.
Elle se regarde en face, elle est consciente de ce qu'elle voit dans la glace :
Une femme trop homme, une fille entière, pas assez conne.

Elle voudrait bien faire comme tout le monde, se mettre en couple et dans cette ronde
Trouver une sorte d'équilibre, arriver à se sentir libre.
C'est plus fort qu'elle il faut qu'elle parte dès qu'elle se sent mise dans un boîte
Elle ne respire plus et devient teigne quand la colère commence son règne.

Les jours moins sont souvent durs, pessimistes, éprouvants,
Les jours moins c'est pas si sûr, réaliste, dérangeant.
Alors elle passe pour la méchante, c'est elle qui crie, c'est elle qui jette
ça lui fait mal mais l'habitude fait mieux glisser ce moment rude.

A nouveau face à elle-même, elle reprend tout, où ça la mène ?
A la seule conclusion possible : le couple pour elle c'est impossible.
Elle dit fièrement que dans la vie on n'est pas doué à l'infini.
Elle sait maman, elle sait amie, elle sait amante mais pas mari.

Le quotidien, tous ces rituels, elle n'y arrive pas c'est trop pour elle !
Une fois la routine installée, finie la conquête, bonjour la stabilité...
Les jours moins sont souvent durs, pessimistes, éprouvants,
Les jours moins c'est pas si sûr, réaliste, dérangeant.

Elle le voit que les autres en rêvent, la stabilité, l'impression d'une trêve.
Seulement pour elle se sentir acquise c'est pire que vivre sur la banquise !
Elle a besoin pour être bien que chaque jour quand il revient
Il la surprenne, la redécouvre pour qu'à nouveau ses bras s'ouvrent.

Dans ses rêves elle a le droit d'être différente et aimée pour ça.
Elle a quelqu'un qui voit en elle la force, l'intelligence et la tendresse.
Elle pleure un peu, c'est un jour moins, elle ira mieux demain matin.
A nouveau seule et presque bien elle sera libre et c'est pas rien !

Les jours sans c'est pas facile mais grâce à eux les jours d'après sont d'autant mieux !

 

Baruch Spinoza, Éthique

Baruch Spinoza, Éthique

Éthique, De la servitude Humaine, proposition XXXV, scolie (E5, 35, scolie)

« Laissons donc les Satiriques se moquer autant qu’ils veulent des choses humaines, les Théologiens les maudire et les Mélancoliques louer autant qu’ils peuvent la vie sauvage et rustique, mésestimer les hommes et admirer les bêtes ; cela n’empêchera pas les hommes de constater par expérience qu’une aide mutuelle leur permet de se procurer beaucoup pus facilement de dont ils ont besoin, et que ce n’est qu’en joignant leurs forces qu’ils peuvent éviter les dangers qui partout les menacent ; … »

Méthodologie de l’histoire de la philosophie moderne, explication de texte Edmond Husserl, L’idée de la phénoménologie Deuxième leçon, pages 54 et 55, note obtenue 18/20

Méthodologie de l’histoire de la philosophie moderne, explication de texte Edmond Husserl, L’idée de la phénoménologie Deuxième leçon, pages 54 et 55, note obtenue 18/20

Note : 18

Excellent travail ! Votre texte est clair, bien structuré, et suit de près le fil argumentatif de l’extrait choisi. Vous avez très bien mobilisé toutes les différences conceptuelles qu’on a discutées pour expliquer ce passage. Félicitations !

Texte à commenter :

Tout vécu intellectuel et tout vécu en général, au moment où il s’accomplit, peut devenir objet d’une vue et saisie pure, et dans cette vue il est une donnée absolue. Il est donné comme un être, comme un « ceci-là », dont c’est un non-sens de mettre en doute l’existence. Je peux, il est vrai, me demander de quelle sorte d’être il s’agit là et quel est le rapport de ce mode d’être avec d’autres modes d’être ; je peux d’autre part me demander ce que la donnée ou la présence signifie ici, et je peux, poussant la réflexion plus loin, amener sous une vue cette vue même dans laquelle cette donnée ou ce mode d’être se constitue. Mais en tout ceci je me meus continuellement sur un terrain absolu, c’est-à-dire : cette perception est et demeure, tant qu’elle dure, un absolu, un « ceci-là », quelque chose qui est en soi-même ce qu’il est, quelque chose sur quoi je peux mesurer comme sur une mesure ultime ce que être et être donné peut signifier et ici doit signifier, du moins naturellement pour le type d’être et de présence dont « ceci-là » est un exemple. Et cela vaut pour toutes les figures spécifiques de pensée, où qu’elles soient données. < mais elles peuvent aussi toutes être des données dans l’imagination, elles peuvent être « quasi » présentes devant les yeux, sans pourtant l’être comme présences actuelles, comme perceptions, jugements, etc., accomplis actuellement. Même alors elles sont, en un certain sens, des données ; elles se trouvent là d’une manière intuitive ; nous ne parlons pas d’elles simplement sous forme d’une indication vague, sous forme d’une visée vide : nous les voyons et pouvons, en les voyant, saisir par la vue leur essence, leur constitution, leur caractère immanent, et ajuster notre discours, d’une manière parfaitement adéquate, à la plénitude de clarté qui s’offre à la vue. Ceci cependant demandera aussitôt d’être complété par une discussion au sujet du concept de l’essence et de la connaissance de l’essence.> (Husserl, L’idée de la phénoménologie, deuxième leçon, pages 54 et 55)

          L’extrait dont nous faisons une explication se trouve dans l’ouvrage intitulé L’idée de la phénoménologie. Il se compose de cinq leçons qui furent prononcées à l’Université de Göttingen, en avril-mai 1907. Le but de cet ouvrage est de faire une critique de la connaissance. Dans la première leçon, Husserl distingue l’attitude de pensée naturelle et l’attitude de pensée philosophique. Dans la pensée naturelle, la connaissance va de soi : je vois un objet, je connais cet objet. Dans la pensée philosophique la possibilité même de la connaissance directe est interrogée. Dans l’attitude naturelle il n’y a aucun doute qu’il y a un lien entre les objets et mes perceptions. Dans l’attitude philosophique il y a remise en question de la possibilité de connaître les objets. La relation entre le vécu cognitif et l’objet devient un mystère dans l’attitude de pensée philosophique, même si cela ne change rien à l’expérience. Dans le seconde leçon, dont est tiré notre extrait, Husserl rappelle la démarche cartésienne du doute : Descartes pousse la démarche sceptique à l’extrême en mettant la totalité de ses connaissances en doute et il arrive à la certitude que pendant qu’il doute, il y a quelque chose qui doute, c’est le cogito. Tout comme Descartes utilise le doute pour trouver un fondement solide, de la même façon Edmund Husserl cherche ce dont il n’est pas possible de douter. L’extrait qui nous intéresse ici parle des données c’est-à-dire de ce qui est donné. La question à résoudre est de savoir ce qu’est une donnée. Dans un premier temps, des lignes 1 à 12, Husserl définit les données perçues, puis dans un second temps Husserl définit les données de l’imagination (lignes 12 à 20).

                Dans ce premier temps de l’extrait, Husserl se concentre sur les données perçues tout d’abord en montrant les différentes interrogations possibles par rapport à ces données, des lignes 1 à 7, puis en établissant les certitudes concernant ces données perçues.

              « Tout vécu intellectuel ou tout vécu en général » (ligne 1) : Husserl définit par ces mots le cadre dans lequel il situe sa réflexion. Pour Husserl ce qui prime c’est la relation entre l’objet et la conscience : il n’y a pas d’un côté l’objet et de l’autre le sujet, il y a d’abord et avant tout une relation entre une conscience et un objet visé par cette conscience. Cette relation c’est le vécu que Husserl cherche à analyser précisément grâce à la réduction phénoménologique. Le monde, la chose en soi, la sphère transcendante est mise entre parenthèse. Seule la sphère immanente, l’ensemble des vécus de la conscience, est conservée dans la réduction phénoménologique. De plus, tout caractère particulier de la conscience est également mis entre parenthèse, il ne s’agit pas d’étudier le vécu particulier d’une conscience en particulier mais le vécu général de toute conscience en général, le moi pur. Ici le vécu est donc ce que vit une conscience et une conscience étant toujours une conscience de quelque chose, il s’agit donc de ce que vit une conscience en tant qu’elle vise un objet.

                « Au moment où il s’accomplit » (ligne 1) : là encore il s’agit de mettre à cadre au discours. L’objet du propos est la conscience qui vise un objet, un vécu ou acte de conscience, et il s’agit de considérer ce vécu à un instant précis : au moment où il est en train de s’accomplir. Cela met donc de côté toute analyse a posteriori ou a priori, la démarche de Husserl est centrée sur la conscience qui vise un objet au moment où elle est en train de viser cette objet. Que souhaite-t-il faire dans de ce cadre ?

                Husserl souhaite étudier ce vécu en train de se dérouler, il veut en faire un « objet d’une vue et saisie pure ». Il ne veut donc pas étudier ce que la conscience vise ni la conscience elle-même en train de viser un objet mais bien le vécu de cette conscience en train de viser un objet. Le fait de voir cette conscience en train de viser un objet est pur dans la mesure où au moment où Husserl observe le phénomène, il ne peut pas douter qu’il est en train d’observer un phénomène. Ce phénomène en train de se dérouler est « une donnée absolue» (ligne 2), sans aucun doute possible, dans la mesure où le vécu est effectivement en train d’avoir lieu, il n’y a donc pas de doute possible sur le fait qu’effectivement la conscience est en train de viser un objet et que cela est un vécu pour la conscience. Le fait d’être absolu signifie qu’il n’y a pas besoin de présupposé, d’import de quelque chose d’autre pour avoir ce phénomène. Afin de préciser sa pensée, Husserl joue avec le langage et transforme l’expression « ceci-là » en nom, le vécu devient donc un « ceci-là » (ligne 3). Husserl va même jusqu’à personnifier le vécu en lui attribuant la qualité d’« être » (ligne 3) : le vécu n’est donc plus simplement un objet observé mais un être. Husserl insiste par là sur le caractère évident du vécu, il existe, il est, il ne peut donc pas être mis en doute. Il existe sans avoir besoin de prédiquer quoi que ce soit sur ce vécu. Et c’est d’ailleurs la conclusion qu’apporte Husserl à sa phrase : « c’est un non-sens de mettre en doute l’existence » de ce vécu.

                 Pourtant, même si l’existence du vécu est indubitable, Husserl admet qu’il est tout à fait acceptable de se questionner sur ce qu’est ce vécu : « quel sorte d’être il s’agit là » (ligne 4), « quel est le rapport de ce mode d’être avec d’autres modes d’être » (lignes 4 et 5), sont des questions légitimes. En analysant phénoménologiquement le sens cognitif, le vécu, on découvre la multiplicité des vécus, les esquisses, la co-conscience, l’unilatéralité, la vue et saisie pure. Les esquisses désignent le fait qu’un seul objet unitaire nous est donné de multiples façons : je peux le voir, le toucher, sentir son odeur et chaque perception peut encore être divisée, je peux voir de côté, puis en me déplaçant c’est un autre côté qui m’est donnée, et ainsi de suite. La co-conscience est le fait qu’en visant un objet avec ma conscience je ne vise qu’une seule face de cet objet mais j’ai en même temps conscience de ces autres faces et de ce qui entoure l’objet. Quant à l’unilatéralité c’est le fait que tout objet visé par la conscience ne se donne que par un seul côté à la fois, la conscience ne peut viser qu’un seul côté à la fois de l’objet visé. Même si le vécu est certain, il est donc possible de s’interroger sur le type de vécu dont il s’agit.

              Il est également possible de questionner la signification de ce vécu à ce moment précis : se « demander ce que la donnée ou la présence signifie ici » (lignes 5 et 6). Husserl en listant les questionnement possibles nous montre qu’il limite ici son propos à une seule recherche mais qu’il y en a bien d’autres. Il va ainsi au-delà de critiques qui pourraient lui être faites ou d’incompréhension de ces propos, il cherche à être le plus clair possible. Il va d’ailleurs très loin dans les interrogations possibles puisqu’il propose même de pousser « la réflexion plus loin » (ligne 6 » et d’amener « sous une vue cette vue même dans laquelle cette donnée ou ce mode d’être se constitue » (lignes 6 et 7). La réflexion pour Husserl est un terme technique, il s’agit de se tourner son regard vers le vécu cognitif, vers les modes d’apparition, sans cette capacité de la conscience de se tourner son regard vers elle-même, nous ne pouvons pas avoir conscience de la présence des différents modes d’apparition. Cette capacité est partagée par l’ensemble des êtres humains mais elle n’est pas présente chez les animaux. Ici Husserl propose en quelque sorte une réflexion de réflexion puisqu’il s’agit d’observer la vue en train d’observer le vécu. La conscience est donc en train de viser un objet, d’observer ce vécu et d’observer cette observation du vécu : Husserl nous montre là à quel point il est conscient des capacités de la conscience humaine et ouvert à différents type d’observations possibles.

                Après avoir définit le cadre dans lequel il se situe de manière négative, c’est-à-dire en listant toutes les investigations possibles mais qui ne sont pas celles de son propos ici, Husserl, dans un second moment de ce premier temps, définit de manière positive son champ d’observation en établissant son caractère certain (lignes 7 à 12).

               Husserl nous fait tout d’abord remarquer que toutes les possibilités de questionnements évoquées par lui ont un point commun : celui de se mouvoir « continuellement sur un terrain absolu ». Comme nous l’avons dit en introduction, Husserl dans cette seconde leçon reprend à son compte la démarche cartésienne, il s’agit pour lui d’interroger la connaissance humaine dans ce qu’elle a de certain, d’indubitable, il est donc important pour Husserl, comme cela l’était pour Descartes, d’évoluer en régime de certitude, voilà pourquoi il nous parle ici de terrain absolu : c’est un ensemble de données dont il n’est pas possible de douter. Husserl précise ici encore le cadre de son travail : « cette perception est et demeure, tant qu’elle dure » (ligne 8). Il précise ici un type de vécu en particulier puisqu’il s’agit d’une perception. La perception est un des actes de conscience possibles, il y a aussi le jugement, ou la sensation, par exemple, et dans tous les cas il ne s’agit pas de parler de ces actes de perception mais bien de tourner le regard vers la perception elle-même, vers les actes de conscience eux-mêmes : c’est la réflexion. Et c’est bien cette perception en tant que telle qui est acte de conscience, « un absolu, un ceci-là ».

                 Dans quel but Husserl veut-il utiliser la réflexion ? Et bien et regardant ce « ceci-là », cette « chose qui est en soi-même » ce qu’elle est, Husserl veut « mesurer comme sur une mesure ultime ce que être et être donné peut signifier et ici doit signifier, du moins naturellement pour le type d’être et de présence dont « ceci-là » est un exemple. » Par la réduction phénoménologique, en mettant entre parenthèse la sphère transcendante, l’objet visé, et en ne gardant que le moi pur, Husserl ne garde que le vécu, le « ceci-là » et par la réflexion établit les contours ce que qu’est ce vécu particulier. Il ne s’agit donc pas de savoir en général ce qu’est un vécu en général pour une conscience mais tout d’abord d’identifier les différents types de vécus pour ensuite pouvoir faire une description précise de ce que contient un type de vécu particulier au moment où il est vécu par la conscience d’un moi pur. Husserl nous décrit donc ici sa méthode de travail et nous indique qu’elle est valable « pour toutes les figures spécifiques de la pensée, où qu’elles soient données ». Il faut distinguer ici intuition et pensée : une intuition est une expérience directe comme la perception visuelle, tactile, auditive tandis que la pensée est liée à la logique, c’est un processus intellectuel. Husserl rappelle ainsi ce qu’il indiquait au début de cet extrait : pour lui un vécu peut être aussi bien intellectuel que physique : une perception intuitive est un vécu, une pensée est un vécu également. Il fait ainsi le lien avec la suite du texte.

               Dans un second temps de cet extrait, Husserl montre que les données peuvent également être issues de l’imagination (lignes 12 à 20). Il décrit tout d’abord ces données imaginées (lignes 12 à 15) puis il justifie sa définition de données issues de l’imagination (lignes 15 à 20).

                Husserl nous a montré comment un donné peut être défini par le vécu de la conscience à un instant t et cette première approche semble difficilement conciliable avec l’imagination, en fait le donné est donné au moment où la conscience vise un objet, comment cela serait-il possible avec l’imagination ? Husserl l’explique ainsi : les figures spécifiques de pensée « peuvent être « quasi » présentes devant les yeux, sans pourtant l’être comme présence actuelle » (lignes 13 et 14). L’imagination peut donc permettre à la conscience d’avoir un vécu proche de celui de la vision : au moment où la conscience vise un objet dans son imagination, la pensée peut donner à la conscience un vécu proche de celui donné par l’intuition.

                Et Husserl va même jusqu’à dire que ces figures spécifiques de pensée « sont, en un certain sens, des données : elles se trouvent là d’une manière intuitive ». L’imagination mime l’intuition pour la conscience : en imaginant le vécu de la conscience est sensoriel. Et Husserl décrit cela plus en détail en indiquant que lorsque nous imaginons des figures spécifiques de pensée « nous ne parlons pas d’elles simplement sous forme vague, sous forme d’une visée vide ». Rappelons-nous ici que le propos de Husserl concerne la conscience et que la conscience est toujours conscience de quelque chose, c’est donc une conscience qui vise un objet et bien Husserl nous dit ici que lorsque nous imaginons, notre conscience vise bien un objet. Et la preuve que notre conscience vise un objet précis quand nous imaginons est que nous pouvons voir ce que nous imaginons, saisir son essence, sa constitution, son caractère immanent et « ajuster notre discours, d’une manière parfaitement adéquate, à la plénitude de clarté qui s’offre à la vue. » (lignes 17 à 19). Lorsque nous imaginons une table, nous pouvons voir la table, même si elle n’est pas devant nous et nous saisissons qu’il s’agit d’une table et que cette donnée que nous saisissons est bien à l’intérieur de nous, nous pouvons parler de ce vécu aussi clairement que si la table était devant nous. Husserl démontre ainsi que ce qui nous est donné par un vécu issu de l’imagination est un donné pur, un terrain tout aussi stable que ce qui nous est donné par l’intuition.

                 Husserl, à la fin de cet extrait, pose le problème du « concept de l’essence et de la connaissance de l’essence ». L’essence d’un objet est ce dont il est constitué, le problème posé ici par Husserl et donc de définir précisément ce qu’est l’essence d’un objet et d’interroger le fait de savoir si la connaissance de cette essence nous est accessible ou non. Dans la quatrième leçon de L’idée de la phénoménologie, Husserl introduit un autre type de vue, en plus de la vue pure, la vision générique qui, par une nouvelle conversion du regard nous permet de viser le contenu générique de cette intuition qu’est la vision, c’est-à-dire l’essence de l’objet visé : lorsque je vois une table spécifique, je suis capable de faire le lien entre cette table spécifique et l’ensemble des objets ayant quatre pieds et une surface parallèle au sol, cet ensemble s’appel également table. En visant un objet spécifique la conscience a accès à l’objet et à l’essence de l’objet.

               Husserl dans cet extrait nous montre qu’un vécu est non seulement ce qui est donné à la conscience au moment où elle vise un objet qui est actuellement présent mais également lorsqu’elle vise un objet qui n’est présent que par l’imagination. Pour comprendre cet extrait nous avons fait appel aux concepts de réduction phénoménologique, de terrain absolu, de réflexion. Husserl par la phénoménologie souhaite décrire de manière très précise ce qui se passe à chaque instant de la vie d’un humain et qu’il fait sans y penser : sa relation au monde. Nous sommes en permanence en lien avec le monde et dans notre vie pratique qui utilise la pensée naturelle, nous ne remettons pas en question le fait que le monde nous est donné par notre intuition. Husserl ne remet pas en question cette pensée naturelle mais il souhaite mettre en évidence que cette connaissance du monde que nous ne questionnons pas peut se questionner et qu’elle implique un ensemble de processus que nous réalisons sans même en avoir conscience alors qu’ils sont très nombreux et difficiles à décrire de manière précise et compréhensible.