Commentaire correcteur, Matthieu Lahure, note : 17/20. C’est un beau et bon devoir. Le travail d’explication est aussi minutieux que profond. Mes nombreux commentaires ne signalent aucun manquement, loin de là, ils ne font que suggérer d’autres formulations possibles et quelques pistes supplémentaires.
Dans L’Oeil et l’Esprit, Maurice Merleau-Ponty s’intéresse au mouvement et plus particulièrement dans le chapitre IV dont notre extrait est tiré. Il s’agit pour Merleau-Ponty de penser avant la raison, avant la prise de recul de la logique et de se situer au niveau fondamental, premier de la conscience : avant qu’un individu se conçoive comme un sujet qui vit dans un monde, voit, entend, touche, sent, goûte des objets. Il y a, selon Bergson, Husserl et Merleau-Ponty une condition de possibilité à cette analyse du monde en tant que sujet et objet (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou plus exactement du monde en tant qu’ objet pour un sujet.) qui est le ‘il y a’, c’est-à- dire la conscience immédiate, sans distinction entre un dedans et un dehors, entre un individu et ce qui l’entoure : un moment où la conscience est. Cette réduction phénoménologique comme la nomme Husserl est, selon Merleau-Ponty, possible uniquement par le corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou encore en (re)partant ou en retrouvant l’expérience du corps propre ou vécu) : nous sommes conscients parce que nous voyons, sentons, touchons, entendons, goûtons. Et Merleau-Ponty va plus loin en disant que fondamentalement notre corps est le monde et le monde est notre corps, c’est, immédiatement, une seule et même chose.
Dans ce cadre, l’espace n’est pas une entité homogène extérieure mais une matière à une seule dimension, sans vide, pleine de tout ce que le corps perçoit. Cette notion d’espace en tant que spatialité, qu’espace vécu et non pas mesuré est alors intimement lié à la durée. Là encore pas au sens du temps mesuré mais au sens de la durée vécue comme un présent permanent dans lequel se mêlent le passé immédiat et le futur proche. Merleau-Ponty veut ramener la temporalité vécue qui met en tension le passé et le futur et qui est éloignée par l’analyse, la pensée, la logique scientifique. (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Vous avez raison de préciser toutes ces notions, car elles sont mobilisées dans le texte.)
Merleau-Ponty pense que l’artiste, et particulièrement le peintre qui assume pleinement d’être un corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Et d’être au monde par le corps), peut nous aider à cette réduction phénoménologique. Immédiatement tout est flou, confus et notre esprit retoucherait en permanence, selon Merleau-Ponty, la réalité pour nous la rendre délimitée, quantifiable, dénombrable. L’artiste peintre, par son geste qui poursuit l’expérience élémentaire du monde, du corps, ramène le spectateur à son corps immédiat. Dans cette perspective, voir, pour le peintre comme pour celui qui regarde la toile, résultat du geste du peintre, ça n’est pas être spectateur du monde mais c’est faire quelque chose : c’est être au monde. Voir c’est avoir la possibilité d’aller vers, c’est être en mouvement : le mouvement ici étant non pas le fait de se déplacer mais est une activité du corps. Il s’agit du mouvement vécu et pas du mouvement pensé (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Même remarque que la dernière de la page précédente, mais il ne faudrait pas tarder à appliquer tout cela au texte).
Nous sommes donc, avec Merleau-Ponty, dans une spatialité vécue, dans une durée vécue et dans un mouvement vécu. Il s’interroge dans ce cadre sur comment rendre le mouvement c’est-à- dire comment donner au spectateur le mouvement, comment lui faire percevoir le mouvement. Juste avant le passage qui nous intéresse aujourd’hui, Merleau-Ponty dit que le cinéma donne le mouvement, certes, mais comment fait-il ? Et il poursuit sa réflexion dans le passage que nous étudions. Comment expliquer qu’une chose plate, comme dit Merleau-Ponty, une toile immobile donne le mouvement ? La thèse de Merleau-Ponty est que pour y parvenir il faut à la fois donner l’espace et le temps, c’est-à-dire que le corps de celui ou celle qui regarde l’image perçoive en la regardant à la fois de l’espace et du temps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou en tout cas, rendre l’espace au temps, c’est-à-dire faire de l’espace une expérience temporelle). Dans une première partie, des lignes 1 à 18 (édition folio essais), Merleau-Ponty explique le processus qu’il faut qu’une image fixe perturbe celui ou celle qui la regarde pour rendre le mouvement. Dans une seconde partie, des lignes 18 à 37 Merleau-Ponty démontre comment la peinture, mieux que la photographie, permet de rendre ce mouvement car elle donne à la fois le temps et l’espace.
Une image fixe, par définition, ne bouge pas, elle est donc un instantané, une image qui ne présente qu’un seul moment à la fois, comment alors peut-elle rendre (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : C’est-à-dire donner l’impression, restituer, voire susciter, et non représenter) un mouvement ? C’est ce que Merleau-Ponty interroge dans un premier moment de cet extrait, des lignes 1 à 18. Des lignes 1 à 7, Merleau-Ponty évoque une image qui fait penser à l’image photographiée, dans un second temps, lignes 7 à 18, l’image dont il s’agit semble être celle qui est peinte.
Il commence par poser que toutes les images ne réussissent pas à traduire le mouvement puisque, ligne 1 et 2, il dit : « les seuls instantanés réussis d’un mouvement », cela implique donc que certains ratent leur objectif. Il nous semble même percevoir dans cette formulation le fait que Merleau-Ponty considère que la majorité des photographies, si c’est bien de cela dont il s’agit, échouent à faire voir le mouvement. Et il tamise encore son propos puisque même les instantanés qu’il considère comme réussis ne font qu’approcher le rendu du mouvement (ligne 2). Merleau- Ponty considère donc que même les instantanés réussis d’un mouvement échouent à rendre complètement le mouvement, ils ne fond qu’en être proches.
Merleau-Ponty définit ce qui peut rendre le mouvement comme « un arrangement paradoxal » (ligne 3). Cela peut nous paraître étonnant car enfin nous n’avons certainement pas l’impression de vivre un paradoxe lorsque nous sommes en mouvement (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Comme Achille ou la tortue dans les paradoxes de Zénon (que Bergson évoque d’ailleurs dans l’EDIC)) que ce soit pour bouger nos yeux, nos pieds ou déplacer un objet. Que veut donc dire Merleau-Ponty ? Il donne l’exemple d’un « homme marchant » qui serait « pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol » (lignes 4 et 5). Effectivement, on pourrait se dire qu’il y a là un premier paradoxe : le fait d’illustrer un mouvement de marche par exactement le moment où les deux pieds touchent le sol, c’est-à-dire où, en quelque sorte, le corps est stable, comme fixé au sol, semble assez peu représentatif d’un mouvement. Mais ce serait envisager le mouvement comme un déplacement d’un point A à un point B, or nous avons dit en introduction qu’il s’agit pour Merleau-Ponty du mouvement vécu dans une spatialité vécue et une durée vécue. Il ajoute donc que dans cette image « on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace ». La jambe est à un endroit, la jambe avant à un autre. L’espace qui est enjambé n’est alors pas la distance entre les pieds mais bien un morceau d’un élément dont le corps fait partie et dans lequel il se meut (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Bien analysé et précisé). Nous avons dans ce passage une évocation déjà de la photographie puisque l’image est prise d’un homme qui marche mais ça n’est pas la technique de photographie qui est ici mise en avant mais bien le moment de la réalité qui permet de rendre, du moins en partie, le mouvement.
Dans un second temps de ce premier moment, Merleau-Ponty explique le mouvement en peinture, lignes 7 à 18. Il pose tout de suite que cette fois l’objectif est atteint puisque « le tableau fait voir le mouvement » (lignes 7 et 8) : c’est une généralité, ça n’est pas certains tableaux ou seulement les tableaux réussis mais bien le tableau en général. Pour Merleau-Ponty voir c’est agir puisque c’est une possibilité d’aller vers. Ainsi en disant que le tableau fait voir le mouvement il affirme qu’il permet à la personne qui regarde d’agir, le tableau met son corps en mouvement.
Comment le tableau fait-il voir le mouvement ? « par sa discordance interne » (ligne 8 et 9). Il faut donc, pour donner à voir (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Ou encore : « faire sentir ») le mouvement selon Merleau-Ponty dans un tableau que la personne qui regarde soit perturbée : soit par un ‘arrangement paradoxal’, soit par une ‘discordance interne’, il y a quelque chose dans ce qui est montré qui doit, pour le dire trivialement, sembler bizarre, interroger celui ou celle qui regarde.
Qu’est-ce alors que cette ‘discordance interne’ du tableau ? Ici Merleau-Ponty reprend sans le dire l’image du marcheur mais cette fois vue par le peintre et non plus le photographe. Dans le tableau, « la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée » (ligne 9 à 12). Nous avouons avoir quelques difficultés à comprendre exactement le sens de cette phrase. Notre hypothèse est que Merleau-Ponty nous dit que notre perception corporelle nous oblige à le percevoir de manière une et indivisible à chaque instant, c’est pensons-nous, ce qu’il appelle la ‘logique des corps’ : je ne peux pas être à plusieurs endroits en même temps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Du point de vue de l’espace figée, oui, mais en tant que réalité vécue, l’espace est une réalité parcourue). Ce corps qui est donc vu par un autre corps sur le tableau avec un espace entre les membres inférieurs est comme à deux endroits en même temps ce qui est effectivement incompatible, pour le corps qui voit le tableau, avec ce qu’il sait de son propre corps (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Non, c’est l’esprit qui sait que je ne peux pas être en deux points en même temps. Mais du point de vue du mouvement comme réalité vécue, c’est autre chose : le corps est en mouvement, il est dans son propre mouvement, lequel est un flux continu, temporel). Ainsi cela oblige le corps qui regarde a interpréter le membre arrière comme étant dans le passé et le membre avant dans le futur et ainsi à l’envisager dans deux moments distincts de la durée vécue.
Comment alors, selon Merleau-Ponty, cela fait-il voir le mouvement, car nous pourrions très bien, à ce moment-là de l’explication, imaginer que l’effet produit serait un dédoublement : un corps à un endroit de l’espace-temps, un corps à un autre endroit. Et bien « comme tous (les membres) restent visiblement dans l’unité du corps, c’est lui (le corps) qui se met à enjamber la durée. » Il ne faut pas ici comprendre que celui qui regarde le tableau imagine que celui-ci lui montre un déplacement dans le temps au sens du temps des horloges : un corps qui irait par exemple d’un coup de onze à midi. Ce que nous comprenons c’est que le corps qui regarde voyant le corps du tableau lui applique la même logique que celle qu’il vit : je suis un corps, ce corps que je vois est un corps, si un morceau de son corps est dans le passé proche et l’autre dans le futur proche alors ce corps est en mouvement puisque c’est comme cela que moi corps je me déplace (Commentaire Matthieu Lahure, correcteur : Voilà ! vous avez tout compris).
Qu’est-ce alors que ce mouvement qui est rendu puisqu’il n’y a de fait qu’un seul lieu donné par le tableau? C’est « quelque chose qui se prémédite entre les jambes, le tronc, les bras, la tête, en quelque foyer virtuel, et il n’éclate qu’ensuite en changement de lieu » (lignes 14 à 18). Là encore nous devons admettre notre hésitation dans la compréhension de cette phrase (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ce qui est tout à fait légitime au regard de la difficulté du passage. Je vous aide un peu : l’idée de préméditation doit être mise en relation avec la nature temporelle du mouvement du point vue de celui qui le vit). Ce que nous en comprenons c’est que le corps qui regarde le tableau perçoit en premier le mouvement comme quelque chose qui lui est familier et qu’il a lui-même déjà perçu pour ensuite, par la réflexion en déduire qu’il voit un déplacement d’un lieu à un autre. Et c’est là, nous semble-t-il, ce que Merleau-Ponty attribue comme une réussite du tableau : il oblige celui ou celle qui regarde à revenir à son corps pour pouvoir ensuite utiliser sa raison et déduire ce qu’il perçoit du tableau.
Nous avons donc vu jusque-là que pour montrer le mouvement, selon Merleau-Ponty, il faut mettre le corps qui regarde dans une sorte d’inconfort qui l’oblige à se rapporter à ses propres perceptions pour comprendre ce qui se joue dans l’image qu’il a sous les yeux. Mais alors pourquoi la peinture réussirait-elle mieux dans cette entreprise que la photographie ?
Dans un second temps de cet extrait, des lignes 18 à 37, après nous avoir expliqué comment le mouvement est donné par l’image fixe via un certain inconfort, Merleau-Ponty nous explique pourquoi, selon lui, la peinture réussit dans cette entreprise là où la photographie échoue.
Il est intéressant tout d’abord de constater qu’alors que la première partie donnait en exemple un corps humain, Merleau-Ponty prend ici le cheval comme référent. Nous pensons que cela n’est pas innocent et nous voyons là une volonté de l’auteur de nous dire que le corps regardant n’a pas besoin d’un corps similaire au sien pour percevoir le mouvement dans l’image fixe mais que cela fonctionne avec n’importe quel corps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Et même avec n’importe quoi puisque ce qui importe ce n’est pas la représentation du mouvement, mais l’évocation du mouvement du point de vue du corps propre, c’est-à-dire de celui qui perçoit). Il choisit pourtant à chaque fois des corps vivants peut- être pour faciliter son explication : un corps vivant regardant une image d’un autre corps vivant. Les arguments de Merleau-Ponty fonctionnent pourtant aussi bien pour un tableau de pierres qui déboulent ou de pluie qui tombent : il s’agit pour le corps regardant de percevoir le mouvement dans son corps avant de l’envisager par la pensée.
Dans ce second moment, Merleau-Ponty met face à face la photographie et le tableau et plus précisément une photographie d’un cheval qui saute (lignes 18 à 22) et le tableau du Derby d’Epsom de Géricault (22 à 25). Remarquer cette différence de traitement : d’un côté n’importe quelle photographie d’un cheval, de l’autre un tableau bien précis d’un auteur bien précis représentant des chevaux. Nous y voyons une façon pour Merleau-Ponty de souligner son respect pour l’artiste, le peintre, et son indifférence pour le photographe qui peut-être n’est pas vraiment considéré comme un artiste par Merleau-Ponty mais plus comme un technicien (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Oui, ce qui n’exclut pas qu’il puisse y avoir par ailleurs des photos qui sont des œuvres d’art, mais elles présenteront alors, elles -aussi, une forme de discordance).
L’auteur expose tout d’abord le paradoxe de la photographie : le cheval est pris « en plein mouvement » (lignes 19 et 20) et pourtant il a « l’air de sauter sur place ». C’est techniquement une représentation exacte de la réalité : la photographie capture un instant du réel, sans le modifier, dans le transformer, sans rien y ajouter, sans rien en retirer. Le cheval a bien été dans cette posture a un instant du réel. Face à cela, « les chevaux de Géricault » courent « sur la toile, dans une posture pourtant qu’aucun cheval au galop n’a jamais prise » (lignes 22 à 25). Summum du paradoxe : la saisie du réel échoue à donner le mouvement, la toile irréelle du peintre rend le mouvement. Est-ce qu’alors donner à voir le mouvement ne serait possible qu’en ne montrant pas le réel ? Merleau-Ponty affirme au contraire que le tableau rend le réel alors que la photographie non… comment arrive-t-il à cette conclusion ?
Pour expliquer ce paradoxe qu’il vient de présenter, Merleau-Ponty donne tout d’abord un argument de l’ordre du cadre de l’image, c’est-à-dire qu’il ne disqualifie par immédiatement la photographie en tant que telle. Selon lui Géricault réussit à donner du mouvement à ses chevaux car « les chevaux du Derby d’Epsom (…) donnent à voir la prise du corps sur le sol » (lignes 26 et 27) alors que la photo du cheval était elle prise de telle façon qu’aucun des membres ne touchaient parterre. Ainsi il faudrait donc que le corps qui regarde ait une référence au sol pour sentir le mouvement. Comment Merleau-Ponty explique-t-il cela ? Il fait à nouveau appel à la ‘logique du corps’ qu’il avait déjà mentionnée précédemment dans cet extrait pour affirmer que pour le corps regardant « ces prises sur l’espace sont aussi des prises sur la durée » (lignes 28 et 29). Nous voyons comment pour Merleau-Ponty, la spatialité vécue et la durée vécue sont indissociables (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ce que l’expérience de la profondeur comprise de manière phénoménologique et non pas géométrique permet notamment de comprendre). Cela s’explique dans le cadre de la réduction phénoménologique : quand un corps, une conscience donc, se déplace, elle vit le fait que pour effectuer de déplacement il lui faut un certain temps. Cela fonctionne également pour un mouvement statique : il faut un temps entre le moment où le bras est le long du corps et le bras est au-dessus de la tête. Ainsi, dans le mouvement vécu par le corps tout mouvement se fait dans la durée et le corps vit le mouvement à la fois comme un déplacement dans l’espace et dans le temps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Il faudrait plutôt dire « une évolution » ou même un devenir dans le temps). Pour voir le mouvement, le corps regardant, la conscience qui regarde a besoin à la fois d’un référentiel de temps et d’un référentiel d’espace (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : A vrai dire, elle en a un : son corps. Mais il faut que celui-ci soit en quelque sorte appelé par la perception, ce en quoi toute perception est une remémoration). Il manque à la photographie le référentiel d’espace pour donner au corps regardant le mouvement du cheval qui saute.
Suffirait-il alors que photographe de bien cadrer sa photo pour réussir à donner le mouvement? Dans une seconde partie de ce second moment, Merleau-Ponty disqualifie radicalement la photographie en faisant appel à une référence de poids puisqu’il cite Rodin : « c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photo qui est menteuse » (lignes 30 à 32). La séparation radicale entre l’artiste et le photographe est ici plus nette : la photo est menteuse alors que l’artiste dit vrai, un photographe peut-il alors se revendiquer artiste ? Sa production, la photo, ment, mais lui serait-il tout de même possible de conserver son statut d’artiste ? Peut-être… ça n’est pas le propos ici.
Pourquoi alors, selon à la fois Merleau-Ponty et Rodin, la saisie instantanée d’un moment du réel, qui pourrait être une définition de la photographie, est forcément menteuse ? Comment une capture technique d’un moment du réel peut-elle mentir ? Et bien parce que « dans la réalité, le temps ne s’arrête pas » (lignes 32 et 33) selon Rodin que cite Merleau-Ponty. Cette affirmation peut se comprendre aussi bien en envisageant le temps comme structure homogène mesurable (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Et divisible en instants, c’est-à-dire en abstractions) que comme durée vécue non quantifiable. En effet, si nous prenons comme référent une montre, représentation archétypale du temps que Bergson nommait ‘le temps des horloges’, elle doit être en mouvement permanent pour être reconnue comme une mesure juste du temps : personne ne penserait à dire que le temps s’arrête quand la montre s’arrête. De la même façon, dans le temps perçu, qui il n’y a pas de pose : un corps percevant ne s’arrête jamais de percevoir, même lorsqu’il dort, il perçoit quand même et la durée est là.
Merleau-Ponty nous explicite la citation qu’il vient de faire aux lignes 33 à 37 et notamment en disant ceci : « la photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt ». Il nous semble que nous avons ici un bon exemple de la limite du langage dans sa possibilité de dire la réduction phénoménologique. En effet, si nous suivons ce que disent à la fois Bergson, Husserl et Merleau-Ponty du temps en tant que durée vécue alors dire que le temps referme des instants ne convient pas (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Voilà, ou encore qu’il est « composé d’instants »). Si le temps comme durée est un éternel présent mêlant à la fois le passé et le futur proche, alors il n’y a pas d’instant au sens d’une entité temporelle qui aurait un début et une fin et ainsi ces instants, si l’on veut leur laisser ce nom ne sont pas délimités et donc ne s’ouvrent ni ne se ferment. Il est pourtant tout à fait clair que ce que Merleau-Ponty veut rendre c’est le fait qu’il y a une continuité dans la durée perçue que la photographie échoue à rendre en figeant un moment du réel qui, en réalité, n’existe pas (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ou en tout cas la photographie « non artistique ») : les instants s’enchaînent, s’entremêlent. C’est d’ailleurs ce que Merleau-Ponty dit bien ensuite en écrivant que la photographie « détruit le dépassement, l’empiètement, la « métamorphose » du temps. » (lignes 35 et 36).
En regardant dans un dictionnaire la définition de ce terme ‘métamorphose’ nous lisons : « changement d’un être en un autre, transformation totale d’un être au point qu’il n’est plus reconnaissable ». Cette définition permet parfaitement d’expliquer pourquoi Merleau-Ponty nous dit que la photographie échoue à rendre le mouvement. La photo saisit un instant alors que le mouvement est une transformation permanente dans l’espace et dans le temps (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Ne donnez pas le sentiment que temps et espace sont des cadres distincts et a priori ici, ce n’est pas l’expérience impliquée par la corporéité, du point de vue de cette dernière, le contenant n’est pas distinct de son contenu), changement tel qu’en fixant un seul instant du temps de ce mouvement, il est impossible de reconnaître qu’il s’agit d’un mouvement, comme dans l’exemple du cheval pris en plein saut : nous le voyons comme sautant sur place alors qu’en fait il avance. Selon Merleau-Ponty, « la peinture rend visibles au contraire » (lignes 37) ces modifications dans le temps et dans l’espace. La fin de la phrase explique comment elle réussit là où la photo échoue : « parce que les chevaux ont en eux le « quitter ici, aller là », parce qu’ils ont un pied dans chaque instant » (lignes 38 et 39). La peinture rend donc ce présent permanent, cette imbrication du passé et du futur qui est, pour la réduction phénoménologique la caractéristique du temps vécu.
Dans cet extrait de L’oeil et l’esprit, Merleau-Ponty démontre que pour qu’une personne qui regarde une image fixe puisse percevoir du mouvement dans cette image il faut qu’elle ait des caractéristiques particulières. Tout d’abord elle doit mettre celui ou celle qui regarde dans un état instable, lui faire sentir qu’il y a un paradoxe, une forme d’incompatibilité entre ce qu’il voit et ce qu’il sait par le vécu qu’il a de son corps. Cette forme de déstabilisation (Commentaire correcteur, Matthieu Lahure : Celle qu’on retrouve aussi dans les tableaux de Cézanne, notamment ses nature mortes) le ramène à son corps en tant qu’il vit dans l’espace et la durée. Merleau-Ponty confronte deux formes d’images plates et immobiles : la photographie et la peinture. Il nous démontre que la photographie, parfois, arrive à rendre l’espace au sens de l’espace vécu par le corps. En revanche, seule la peinture arrive à rendre à la fois l’espace vécu et le temps au sens de durée vécue. Seule la peinture sait mélanger le passé et le futur pour rendre la sensation de la durée là où la photographie ne peut et ne sait que montrer un moment fixe du temps qui reste présent sans se modifier ce qui n’arrive jamais dans la réalité et ne permet ainsi pas au corps d’en sentir la temporalité.
Excellent travail ! Votre texte est clair, bien structuré, et suit de près le fil argumentatif de l’extrait choisi. Vous avez très bien mobilisé toutes les différences conceptuelles qu’on a discutées pour expliquer ce passage. Félicitations !
Texte à commenter :
Tout vécu intellectuel et tout vécu en général, au moment où il s’accomplit, peut devenir objet d’une vue et saisie pure, et dans cette vue il est une donnée absolue. Il est donné comme un être, comme un « ceci-là », dont c’est un non-sens de mettre en doute l’existence. Je peux, il est vrai, me demander de quelle sorte d’être il s’agit là et quel est le rapport de ce mode d’être avec d’autres modes d’être ; je peux d’autre part me demander ce que la donnée ou la présence signifie ici, et je peux, poussant la réflexion plus loin, amener sous une vue cette vue même dans laquelle cette donnée ou ce mode d’être se constitue. Mais en tout ceci je me meus continuellement sur un terrain absolu, c’est-à-dire : cette perception est et demeure, tant qu’elle dure, un absolu, un « ceci-là », quelque chose qui est en soi-même ce qu’il est, quelque chose sur quoi je peux mesurer comme sur une mesure ultime ce que être et être donné peut signifier et ici doit signifier, du moins naturellement pour le type d’être et de présence dont « ceci-là » est un exemple. Et cela vaut pour toutes les figures spécifiques de pensée, où qu’elles soient données. < mais elles peuvent aussi toutes être des données dans l’imagination, elles peuvent être « quasi » présentes devant les yeux, sans pourtant l’être comme présences actuelles, comme perceptions, jugements, etc., accomplis actuellement. Même alors elles sont, en un certain sens, des données ; elles se trouvent là d’une manière intuitive ; nous ne parlons pas d’elles simplement sous forme d’une indication vague, sous forme d’une visée vide : nous les voyons et pouvons, en les voyant, saisir par la vue leur essence, leur constitution, leur caractère immanent, et ajuster notre discours, d’une manière parfaitement adéquate, à la plénitude de clarté qui s’offre à la vue. Ceci cependant demandera aussitôt d’être complété par une discussion au sujet du concept de l’essence et de la connaissance de l’essence.> (Husserl, L’idée de la phénoménologie, deuxième leçon, pages 54 et 55)
L’extrait dont nous faisons une explication se trouve dans l’ouvrage intitulé L’idée de la phénoménologie. Il se compose de cinq leçons qui furent prononcées à l’Université de Göttingen, en avril-mai 1907. Le but de cet ouvrage est de faire une critique de la connaissance. Dans la première leçon, Husserl distingue l’attitude de pensée naturelle et l’attitude de pensée philosophique. Dans la pensée naturelle, la connaissance va de soi : je vois un objet, je connais cet objet. Dans la pensée philosophique la possibilité même de la connaissance directe est interrogée. Dans l’attitude naturelle il n’y a aucun doute qu’il y a un lien entre les objets et mes perceptions. Dans l’attitude philosophique il y a remise en question de la possibilité de connaître les objets. La relation entre le vécu cognitif et l’objet devient un mystère dans l’attitude de pensée philosophique, même si cela ne change rien à l’expérience. Dans le seconde leçon, dont est tiré notre extrait, Husserl rappelle la démarche cartésienne du doute : Descartes pousse la démarche sceptique à l’extrême en mettant la totalité de ses connaissances en doute et il arrive à la certitude que pendant qu’il doute, il y a quelque chose qui doute, c’est le cogito. Tout comme Descartes utilise le doute pour trouver un fondement solide, de la même façon Edmund Husserl cherche ce dont il n’est pas possible de douter. L’extrait qui nous intéresse ici parle des données c’est-à-dire de ce qui est donné. La question à résoudre est de savoir ce qu’est une donnée. Dans un premier temps, des lignes 1 à 12, Husserl définit les données perçues, puis dans un second temps Husserl définit les données de l’imagination (lignes 12 à 20).
Dans ce premier temps de l’extrait, Husserl se concentre sur les données perçues tout d’abord en montrant les différentes interrogations possibles par rapport à ces données, des lignes 1 à 7, puis en établissant les certitudes concernant ces données perçues.
« Tout vécu intellectuel ou tout vécu en général » (ligne 1) : Husserl définit par ces mots le cadre dans lequel il situe sa réflexion. Pour Husserl ce qui prime c’est la relation entre l’objet et la conscience : il n’y a pas d’un côté l’objet et de l’autre le sujet, il y a d’abord et avant tout une relation entre une conscience et un objet visé par cette conscience. Cette relation c’est le vécu que Husserl cherche à analyser précisément grâce à la réduction phénoménologique. Le monde, la chose en soi, la sphère transcendante est mise entre parenthèse. Seule la sphère immanente, l’ensemble des vécus de la conscience, est conservée dans la réduction phénoménologique. De plus, tout caractère particulier de la conscience est également mis entre parenthèse, il ne s’agit pas d’étudier le vécu particulier d’une conscience en particulier mais le vécu général de toute conscience en général, le moi pur. Ici le vécu est donc ce que vit une conscience et une conscience étant toujours une conscience de quelque chose, il s’agit donc de ce que vit une conscience en tant qu’elle vise un objet.
« Au moment où il s’accomplit » (ligne 1) : là encore il s’agit de mettre à cadre au discours. L’objet du propos est la conscience qui vise un objet, un vécu ou acte de conscience, et il s’agit de considérer ce vécu à un instant précis : au moment où il est en train de s’accomplir. Cela met donc de côté toute analyse a posteriori ou a priori, la démarche de Husserl est centrée sur la conscience qui vise un objet au moment où elle est en train de viser cette objet. Que souhaite-t-il faire dans de ce cadre ?
Husserl souhaite étudier ce vécu en train de se dérouler, il veut en faire un « objet d’une vue et saisie pure ». Il ne veut donc pas étudier ce que la conscience vise ni la conscience elle-même en train de viser un objet mais bien le vécu de cette conscience en train de viser un objet. Le fait de voir cette conscience en train de viser un objet est pur dans la mesure où au moment où Husserl observe le phénomène, il ne peut pas douter qu’il est en train d’observer un phénomène. Ce phénomène en train de se dérouler est « une donnée absolue» (ligne 2), sans aucun doute possible, dans la mesure où le vécu est effectivement en train d’avoir lieu, il n’y a donc pas de doute possible sur le fait qu’effectivement la conscience est en train de viser un objet et que cela est un vécu pour la conscience. Le fait d’être absolu signifie qu’il n’y a pas besoin de présupposé, d’import de quelque chose d’autre pour avoir ce phénomène. Afin de préciser sa pensée, Husserl joue avec le langage et transforme l’expression « ceci-là » en nom, le vécu devient donc un « ceci-là » (ligne 3). Husserl va même jusqu’à personnifier le vécu en lui attribuant la qualité d’« être » (ligne 3) : le vécu n’est donc plus simplement un objet observé mais un être. Husserl insiste par là sur le caractère évident du vécu, il existe, il est, il ne peut donc pas être mis en doute. Il existe sans avoir besoin de prédiquer quoi que ce soit sur ce vécu. Et c’est d’ailleurs la conclusion qu’apporte Husserl à sa phrase : « c’est un non-sens de mettre en doute l’existence » de ce vécu.
Pourtant, même si l’existence du vécu est indubitable, Husserl admet qu’il est tout à fait acceptable de se questionner sur ce qu’est ce vécu : « quel sorte d’être il s’agit là » (ligne 4), « quel est le rapport de ce mode d’être avec d’autres modes d’être » (lignes 4 et 5), sont des questions légitimes. En analysant phénoménologiquement le sens cognitif, le vécu, on découvre la multiplicité des vécus, les esquisses, la co-conscience, l’unilatéralité, la vue et saisie pure. Les esquisses désignent le fait qu’un seul objet unitaire nous est donné de multiples façons : je peux le voir, le toucher, sentir son odeur et chaque perception peut encore être divisée, je peux voir de côté, puis en me déplaçant c’est un autre côté qui m’est donnée, et ainsi de suite. La co-conscience est le fait qu’en visant un objet avec ma conscience je ne vise qu’une seule face de cet objet mais j’ai en même temps conscience de ces autres faces et de ce qui entoure l’objet. Quant à l’unilatéralité c’est le fait que tout objet visé par la conscience ne se donne que par un seul côté à la fois, la conscience ne peut viser qu’un seul côté à la fois de l’objet visé. Même si le vécu est certain, il est donc possible de s’interroger sur le type de vécu dont il s’agit.
Il est également possible de questionner la signification de ce vécu à ce moment précis : se « demander ce que la donnée ou la présence signifie ici » (lignes 5 et 6). Husserl en listant les questionnement possibles nous montre qu’il limite ici son propos à une seule recherche mais qu’il y en a bien d’autres. Il va ainsi au-delà de critiques qui pourraient lui être faites ou d’incompréhension de ces propos, il cherche à être le plus clair possible. Il va d’ailleurs très loin dans les interrogations possibles puisqu’il propose même de pousser « la réflexion plus loin » (ligne 6 » et d’amener « sous une vue cette vue même dans laquelle cette donnée ou ce mode d’être se constitue » (lignes 6 et 7). La réflexion pour Husserl est un terme technique, il s’agit de se tourner son regard vers le vécu cognitif, vers les modes d’apparition, sans cette capacité de la conscience de se tourner son regard vers elle-même, nous ne pouvons pas avoir conscience de la présence des différents modes d’apparition. Cette capacité est partagée par l’ensemble des êtres humains mais elle n’est pas présente chez les animaux. Ici Husserl propose en quelque sorte une réflexion de réflexion puisqu’il s’agit d’observer la vue en train d’observer le vécu. La conscience est donc en train de viser un objet, d’observer ce vécu et d’observer cette observation du vécu : Husserl nous montre là à quel point il est conscient des capacités de la conscience humaine et ouvert à différents type d’observations possibles.
Après avoir définit le cadre dans lequel il se situe de manière négative, c’est-à-dire en listant toutes les investigations possibles mais qui ne sont pas celles de son propos ici, Husserl, dans un second moment de ce premier temps, définit de manière positive son champ d’observation en établissant son caractère certain (lignes 7 à 12).
Husserl nous fait tout d’abord remarquer que toutes les possibilités de questionnements évoquées par lui ont un point commun : celui de se mouvoir « continuellement sur un terrain absolu ». Comme nous l’avons dit en introduction, Husserl dans cette seconde leçon reprend à son compte la démarche cartésienne, il s’agit pour lui d’interroger la connaissance humaine dans ce qu’elle a de certain, d’indubitable, il est donc important pour Husserl, comme cela l’était pour Descartes, d’évoluer en régime de certitude, voilà pourquoi il nous parle ici de terrain absolu : c’est un ensemble de données dont il n’est pas possible de douter. Husserl précise ici encore le cadre de son travail : « cette perception est et demeure, tant qu’elle dure » (ligne 8). Il précise ici un type de vécu en particulier puisqu’il s’agit d’une perception. La perception est un des actes de conscience possibles, il y a aussi le jugement, ou la sensation, par exemple, et dans tous les cas il ne s’agit pas de parler de ces actes de perception mais bien de tourner le regard vers la perception elle-même, vers les actes de conscience eux-mêmes : c’est la réflexion. Et c’est bien cette perception en tant que telle qui est acte de conscience, « un absolu, un ceci-là ».
Dans quel but Husserl veut-il utiliser la réflexion ? Et bien et regardant ce « ceci-là », cette « chose qui est en soi-même » ce qu’elle est, Husserl veut « mesurer comme sur une mesure ultime ce que être et être donné peut signifier et ici doit signifier, du moins naturellement pour le type d’être et de présence dont « ceci-là » est un exemple. » Par la réduction phénoménologique, en mettant entre parenthèse la sphère transcendante, l’objet visé, et en ne gardant que le moi pur, Husserl ne garde que le vécu, le « ceci-là » et par la réflexion établit les contours ce que qu’est ce vécu particulier. Il ne s’agit donc pas de savoir en général ce qu’est un vécu en général pour une conscience mais tout d’abord d’identifier les différents types de vécus pour ensuite pouvoir faire une description précise de ce que contient un type de vécu particulier au moment où il est vécu par la conscience d’un moi pur. Husserl nous décrit donc ici sa méthode de travail et nous indique qu’elle est valable « pour toutes les figures spécifiques de la pensée, où qu’elles soient données ». Il faut distinguer ici intuition et pensée : une intuition est une expérience directe comme la perception visuelle, tactile, auditive tandis que la pensée est liée à la logique, c’est un processus intellectuel. Husserl rappelle ainsi ce qu’il indiquait au début de cet extrait : pour lui un vécu peut être aussi bien intellectuel que physique : une perception intuitive est un vécu, une pensée est un vécu également. Il fait ainsi le lien avec la suite du texte.
Dans un second temps de cet extrait, Husserl montre que les données peuvent également être issues de l’imagination (lignes 12 à 20). Il décrit tout d’abord ces données imaginées (lignes 12 à 15) puis il justifie sa définition de données issues de l’imagination (lignes 15 à 20).
Husserl nous a montré comment un donné peut être défini par le vécu de la conscience à un instant t et cette première approche semble difficilement conciliable avec l’imagination, en fait le donné est donné au moment où la conscience vise un objet, comment cela serait-il possible avec l’imagination ? Husserl l’explique ainsi : les figures spécifiques de pensée « peuvent être « quasi » présentes devant les yeux, sans pourtant l’être comme présence actuelle » (lignes 13 et 14). L’imagination peut donc permettre à la conscience d’avoir un vécu proche de celui de la vision : au moment où la conscience vise un objet dans son imagination, la pensée peut donner à la conscience un vécu proche de celui donné par l’intuition.
Et Husserl va même jusqu’à dire que ces figures spécifiques de pensée « sont, en un certain sens, des données : elles se trouvent là d’une manière intuitive ». L’imagination mime l’intuition pour la conscience : en imaginant le vécu de la conscience est sensoriel. Et Husserl décrit cela plus en détail en indiquant que lorsque nous imaginons des figures spécifiques de pensée « nous ne parlons pas d’elles simplement sous forme vague, sous forme d’une visée vide ». Rappelons-nous ici que le propos de Husserl concerne la conscience et que la conscience est toujours conscience de quelque chose, c’est donc une conscience qui vise un objet et bien Husserl nous dit ici que lorsque nous imaginons, notre conscience vise bien un objet. Et la preuve que notre conscience vise un objet précis quand nous imaginons est que nous pouvons voir ce que nous imaginons, saisir son essence, sa constitution, son caractère immanent et « ajuster notre discours, d’une manière parfaitement adéquate, à la plénitude de clarté qui s’offre à la vue. » (lignes 17 à 19). Lorsque nous imaginons une table, nous pouvons voir la table, même si elle n’est pas devant nous et nous saisissons qu’il s’agit d’une table et que cette donnée que nous saisissons est bien à l’intérieur de nous, nous pouvons parler de ce vécu aussi clairement que si la table était devant nous. Husserl démontre ainsi que ce qui nous est donné par un vécu issu de l’imagination est un donné pur, un terrain tout aussi stable que ce qui nous est donné par l’intuition.
Husserl, à la fin de cet extrait, pose le problème du « concept de l’essence et de la connaissance de l’essence ». L’essence d’un objet est ce dont il est constitué, le problème posé ici par Husserl et donc de définir précisément ce qu’est l’essence d’un objet et d’interroger le fait de savoir si la connaissance de cette essence nous est accessible ou non. Dans la quatrième leçon de L’idée de la phénoménologie, Husserl introduit un autre type de vue, en plus de la vue pure, la vision générique qui, par une nouvelle conversion du regard nous permet de viser le contenu générique de cette intuition qu’est la vision, c’est-à-dire l’essence de l’objet visé : lorsque je vois une table spécifique, je suis capable de faire le lien entre cette table spécifique et l’ensemble des objets ayant quatre pieds et une surface parallèle au sol, cet ensemble s’appel également table. En visant un objet spécifique la conscience a accès à l’objet et à l’essence de l’objet.
Husserl dans cet extrait nous montre qu’un vécu est non seulement ce qui est donné à la conscience au moment où elle vise un objet qui est actuellement présent mais également lorsqu’elle vise un objet qui n’est présent que par l’imagination. Pour comprendre cet extrait nous avons fait appel aux concepts de réduction phénoménologique, de terrain absolu, de réflexion. Husserl par la phénoménologie souhaite décrire de manière très précise ce qui se passe à chaque instant de la vie d’un humain et qu’il fait sans y penser : sa relation au monde. Nous sommes en permanence en lien avec le monde et dans notre vie pratique qui utilise la pensée naturelle, nous ne remettons pas en question le fait que le monde nous est donné par notre intuition. Husserl ne remet pas en question cette pensée naturelle mais il souhaite mettre en évidence que cette connaissance du monde que nous ne questionnons pas peut se questionner et qu’elle implique un ensemble de processus que nous réalisons sans même en avoir conscience alors qu’ils sont très nombreux et difficiles à décrire de manière précise et compréhensible.
Dans ce cours essai, afin d’apporter un début de réponse à la question : « si révolution quantique il y a, quelle est sa nature ? » nous procédons en trois temps. Tout d’abord, une révolution implique un changement radical par rapport à quelque chose, il faut donc connaître la situation avant l’avènement de la physique quantique. Pour cela, dans une première partie nous présentons rapidement la physique classique et la relativité. Dans une seconde partie, nous présentons rapidement la physique quantique en général avec ses différentes parties. Enfin, dans un troisième temps, nous voyons s’il est possible de parler de révolution en abordant la question sous trois aspects : technologique, expérimental et ontologique.
Si la mécanique quantique est une révolution, alors elle l’est par rapport à quelque chose d’autre qui existait avant elle : la physique classique et la relativité. Nous utilisons pour cette première partie les données fournies par Domain of Science, une chaine youtube de vulgarisation scientifique présentée par Dominic Walliman. La vidéo utilisée ici s’intitule ‘la carte de la physique.’
La physique classique correspond à la vision que nous avions du monde aux alentours des années 1900. Les lois du mouvement d’Isaac Newton au XVIIème décrivent le déplacement des objets solides. Newton établit aussi la ‘loi de gravitation universelle’ par laquelle il unifie le mouvement des planètes et la chute des objets. Les mathématiques sont essentielles dans la physique, elles sont le langage de la physique, et le calcul infinitésimale créé par Newton est utilisé pendant des siècles en physique. Il travaille aussi en optique : la physique de la lumière et la physique du mouvement de la lumière utilisés dans les télescopes ont permit le développement de l’astrophysique et la cosmologie. L’optique est liée à la théories des ondes qui explique comment l’énergie peut être transporter par des vaguelettes sur un étang ou par une onde sonore. La lumière se déplace seule, sans support et peut même voyager dans le vide de l’espace mais elle suit tout de même des lois, celles des ondes : la réflexion, la réfraction et la diffraction. On voit déjà apparaître ici une distinction entre deux sortes d’objet : les corps solides et les ondes.
Les lois de Newton donnent la mécanique classique qui décrit les déplacements d’objets fait de matière solide : on applique une force aux objets solides, ils bougent, comment bougent-ils ? Que se passe-t-il lorsque plusieurs objets solides sont joints, comme par exemple dans un immeuble, un pont, un engrenage ?
Pour les fluides, les liquides ou les gaz, la mécanique des fluides permet de comprendre leur comportement et leur mouvement.
L’électromagnétisme, la description du comportement des aimants, de l’électricité et des champs électriques et magnétiques en général est mis au point pas le physicien James Clerk Maxwell au XIXème siècle. Il découvre que l’électricité et le magnétisme sont deux aspects d’une seule et même chose : l’électromagnétisme. Les équations de l’électromagnétisme décrivent la lumière comme une onde électromagnétique. C’est également l’électromagnétisme qui explique le fonctionnement de l’électricité.
La thermodynamique décrit l’énergie et comment cette énergie passe d’une forme à l’autre.
Au début du XIXème siècle, l’état des connaissances scientifiques amenaient à penser que l’univers était une sorte de machine parfaitement conçue, uniquement basée sur les lois des causes et des effets et donc prévisible. En théorie, les scientifiques et les philosophes matérialistes de l’époque pensaient que si nous avions suffisamment de connaissances précises de tout ce qui est maintenant, il nous serait alors possible de prévoir de manière fiable ce qui va se passer après. Mais des éléments échappaient encore à cette compréhension : l’orbite de Mercure trop rapide, les interactions entre électrons et lumière, notamment.
La relativité vient chambouler cet édifice scientifique. Albert Einstein a développé ses théories de la relativité restreinte et générale au début du XXème siècle. La théorie de la relativité restreinte prédit que la vitesse de la lumière est constante pour un observateur ce qui a d’étranges conséquences : si un objet se déplace de manière constante à la vitesse de la lumière, alors le temps qui peut ralentir. Cette même théorie établit que l’énergie et la matière sont deux aspects d’une même chose, cette affirmation qui n’est pas évidente pour une personne non scientifique, est traduite par une formule qui est pourtant connue de tous, scientifiques ou non : E = mc2, c’est-à-dire l’énergie est égale à la masse de la matière multipliée par la constante de la vitesse de la lumière dans le vide élevée au carré.
La théorie de la relativité générale lie l’espace et le temps comme deux éléments appartenant à une même chose : l’espace-temps. Cette affirmation n’est pas non plus une évidence empirique : dans notre vie de tous les jours nous avons l’impression que le temps est une chose et l’espace une autre et nous n’établissons pas un lien entre les deux. Par cette théorie de la relativité générale, Einstein explique que la gravité n’est pas la force mystérieuse que décrivait Newton mais qu’elle vient du fait que les objets immenses et massifs que sont les planètes déforment, courbent l’espace-temps ce qui fait que les objets tombent vers eux.
Nous voyons grâce à cette première partie qu’à plusieurs reprises dans l’histoire de la physique que des éléments distincts se retrouvent liés par l’évolution des connaissances scientifiques : l’électricité et le magnétisme, l’énergie et la matière, l’espace et le temps. Il reste une distinction : un objet étudié se comporte soit comme un corps et suit les lois de la mécanique classique, soit comme une onde et suit les lois de la mécanique des fluides ou de l’électromagnétisme. La mécanique quantique remet cette distinction en question. Mais plus généralement voyons ce qu’est la physique quantique et décrivant rapidement ces différents aspects.
La théorie atomique veut établir la nature de l’atome. Elle part de la description d’une sphère et arrive aux électrons comme distribution de charges ressemblant à des ondes. Elle passe par les étapes des orbites des électrons et des niveaux d’énergie. La physique de la matière condensée décrit comment de nombreux atomes regroupés se comportent, qu’ils soient liquides ou solides. La physique nucléaire s’occupe du noyau des atomes et explique la radiation, la fission ou l’explosion nucléaire des centrales nucléaires par exemple, et la fusion nucléaire du soleil. La physique des particules cherche ce qui constitue la matière, les particules subatomiques fondamentales. La théorie quantique des champs associe la physique quantique à la relativité restreinte pour nous donner une description de l’univers.
La mécanique quantique décrit une échelle microscopique, de l’ordre du micron et reste au niveau d’une petite quantité d’éléments, une faible quantité d’énergie et des éléments de taille faible et veut décrire, expliquer, prévoir un système physique dans cette structure. Alors que la physique classique est déterministe, on peut prévoir l’état d’un système à un instant t+1 si on a l’état de ce système à l’instant t, en mécanique quantique on ne connait pas forcément exactement l’état du système au départ, l’état quantique de départ est traduit en mathématique et contient des données indiquant le degré d’ignorance de l’observateur. Alors qu’en physique classique un objet agit sur un autre qui lui est proche, ça n’est pas forcément le cas en physique quantique : dans le cas de particules intriquées, sans que l’on sache exactement comment, l’état d’une particule, si elle est intriquée à une autre, se modifie au moment où l’on perturbe sa particule intriquée, quelque soit la distance qui les sépare. Alors qu’en physique classique un objet se comporte soit comme un corps, soit comme une onde, en physique quantique un électron individuel se comporte comme un corpuscule, plusieurs électrons se comportent comme une onde. Alors qu’en physique classique une mesure sur un corps peut prendre n’importe quelle valeur, en mécanique quantique un électron ne peut prendre que certaines positions autour du noyau, certains niveaux d’énergie et pas d’autres. Alors qu’en physique classique le résultat d’une expérience donne des mesures précises, en mécanique quantique les résultats d’une mesure donne des probabilités de trouver telle ou telle mesure mais ses résultats sous forme de probabilité sont très fiables : la même expérience reproduite plusieurs fois donne les mêmes résultats de probabilités.
L’objectif des physiciens est d’arriver à unifier la physique quantique et la relativité générale, ils auraient alors une théorie de la gravité quantique : c’est un objectif important. Nous voyons avec cette seconde partie que la physique quantique travaille au niveau des atomes, cela paraît bien loin du quotidien des non-scientifiques alors cette révolution quantique, s’il y en une, ne serait-elle prégnante que dans la communauté scientifique ? Dans la troisième partie de cet essai, nous regardons les effets de la mécanique quantique à trois niveaux : technologique, expérimentale, ontologique.
Du point de vue technologique, nous pouvons dire que les applications de la physique quantiques ont vraiment révolutionné notre quotidien. Les ordinateurs sans lesquels nous aurions aujourd’hui du mal à être efficaces une seule journée contiennent des transistors dans lesquels des semi-conducteurs permettent leurs fonctionnement. Les règles des semi-conducteurs sont dictés par la physique quantique. Les écrans aujourd’hui sont presque tous rétroéclairés par des L.E.D. (light emitting diodes) qui utilisent également des semi-conducteurs donc de la physique quantique. Les appareils photo numériques utilisent des photodétecteurs, des petits pixels, qui créent un courant électrique grâce à la manipulation des niveaux d’énergie dans des semi-conducteurs. Dans les lasers, on excite des électrons qui émettent de la lumière et pour réaliser cette émission stimulée, il faut trouver des électrons avec des niveaux d’énergie similaires, cela est fait grâce à la physique quantique. Nos GPS sur nos téléphones peuvent nous dire où nous sommes grâce à la précision des horloges de satellites. Cette précision est maintenue grâce à la fréquence de transition entre deux niveaux d’énergie des atomes de caesium : encore de la physique quantique.
Les ordinateurs, les téléphones, les lasers, les GPS ont, en une centaine d’années, transformé aussi bien notre façon de travailler, de pratiquer la médecine, la science, notre façon d’apprendre et même nos loisirs. Les objets créés par les connaissances fournies par la physique quantique ont donc bien révolutionnés notre quotidien, en cela on peut dire que la physique quantique est une révolution.
Regardons maintenant l’aspect directement scientifique et la façon dont la physique et plus particulièrement la mécanique quantique a influencé l’expérimentation scientifique. Dans la physique classique les mathématiques sont utilisées pour prédire ce que l’expérience permettra de confirmer ou d’infirmer. En mécanique quantique, les objets ne nous étant pas directement accessibles, il nous faut passer par les mathématiques pour faire l’expérimentation. Au lieu de lancer une balle de tennis et de voir comment elle réagit, les propriétés des objets quantiques que l’on veut étudier sont traduits en état quantique c’est-à-dire en mathématiques. L’encodage de base que l’on fourni à la théorie quantique est le premier postulat de la mécanique quantique. Dans les cas où des propriétés de l’électron sont superposés, il est impossible, à partir d’un état de départ donné, de mesurer une des propriétés sans perturber la mesure de l’autre. D’autre part, dans les cas de particules quantiques intriquées, une mesure faite sur une particule modifie instantanément l’état de l’autre particule, quelque soit la distance qui les sépare. Dans le cas de la superposition comme dans le cas de l’intrication, nous constatons ce qui se passe avec l’expérience mais nous ne savons pas à quoi cela correspond physiquement dans la réalité. Nous restons à ce jour dans l’incapacité de dire ce que cela signifie physiquement pour une particule d’avoir des propriété superposées et nous ne savons pas non plus dire à quoi physiquement correspond un état intriqué. C’est également un changement radical par rapport à la physique classique où justement grâce à l’expérience nous pouvons constater si notre théorie est juste. Avec la mécanique quantique nous constatons ce que l’expérience nous donne, nous pouvons écrire en mathématique l’état de départ et l’état d’arrivée mais nous ne savons pas exactement, physiquement ce qu’il se passe au niveau des particules quantiques elles-mêmes. Il s’agit donc ici d’une sorte de révolution dans la façon dont le scientifique doit procéder pour faire ses expériences.
Du point de vue ontologique, c’est-à-dire sur la question de savoir de quoi est fait le monde, la mécanique quantique nous interroge également. Il y a des réalistes et des anti-réalistes scientifiques. Pour les premiers, la science nous décrit le monde de plus en plus précisément en progressant et les atomes décrits par la mécanique quantique correspondent au réel. Pour les seconds, soit la science ne dit rien du réel, soit il n’est pas possible de savoir si elle nous décrit le réel. Ces deux positions extrême sont séparées par une quantité de positions intermédiaires. La mécanique quantique donne des prédictions très rigoureuses et très utilisées d’ailleurs et donc en pratique irréfutable puisque ‘ça marche’ dans le monde mais alors que nous dit-elle du monde ? Comment interpréter le fait qu’on ne puisse pas connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d’une particule par exemple ? Comment interpréter le fait que l’état d’une particule soit modifier si l’on perturbe la particule avec laquelle elle est intriquée et qui se trouve à des kilomètres de là ? Le principe d’incertitude d’Heisenberg décrit le fait qu’on ne peut pas connaître avec certitudes certaines valeurs des particules quantiques, celle qui sont superposées. Une des façons d’interpréter cela est de dire que les particules, avant qu’on les mesure, n’ont pas de valeurs définies pour les propriétés que l’on souhaite mesurer, elles ne prennent une valeur que si, d’une certaine manière, on les force à en prendre une au moment de la mesure. C’est ce que dit Etienne Klein dans une conférence enregistrée en 2018 intitulée ‘Qu’est-ce qu’un objet ?’. Cette interprétation peut se voir comme une révolution ontologique : la matière ne serait alors pas constitués d’objet avec des contour bien déterminés, ayant une position bien déterminée dans l’espace, et donc dans le temps, d’après Einstein, mais au contraire composés d’éléments aux contours flous et avec des propriétés qui nous échappent puisqu’elles ne se révèleraient à nous que sous l’effet de notre action sur les particules et non parce qu’elles pré-existeraient à notre mesure.
Nous avons donc vu qu’alors que la physique classique nous décrit le monde à notre échelle, la physique quantique nous décrit le monde microscopique. Cette physique quantique agit pourtant quotidienne dans le monde à notre échelle via nos objets du quotidien que sont nos smartphones, nos ordinateurs, nos écrans. Pourtant, malgré son incontestable action dans notre monde, les règles qui dictent la mécanique quantique sont difficiles à interpréter philosophiquement : une partie de ce qui se passe au niveau quantique nous échappe, nous ne savons pas l’expliquer bien que nous le constations, il ne nous reste alors qu’à formuler des hypothèses. Ce qui est intéressant c’est que même si un jour nous arrivions à décrire parfaitement ce qui se passe au niveau des particules quantique, elles ne sont que les éléments qui composent la matière or la matière ne compose que 5% de l’ensemble de ce qui est dans l’univers, les 95% restant sont de la matière et de l’énergie noire dont nous ne savons presque rien. Nous sommes donc à la recherche d’une interprétation pour interpréter le monde par la mécanique quantique alors que ce même monde est composé à 95% d’éléments qui radicalement différents de ceux de la mécanique quantique. Pourtant, si l’on considère le monde comme ce qui nous est accessible et ce avec quoi nous interagissons au quotidien alors ces petits 5% de matière que nos cherchons à comprendre depuis tant d’années représentent bien la totalité de notre monde : c’est avec la matière que nous vivons notre quotidien, c’est elle que nous façonnons et utilisons pour vivre. C’est pour cela que la mécanique quantique vient tellement perturber notre perception du monde. Tout comme Maxwell a unifié l’électricité et le magnétisme, Einstein l’espace et le temps, il nous faut unifier la physique quantique et la relativité générale pour arriver à une description du monde qui comprenne à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Nous nous intéressons à l’art contemporain et plus précisément à la partie de l’art contemporain qui ressort de l’art plastique et à son rapport avec le sacré. Nous laissons donc ici tout l’aspect littéraire, architectural ou musical de l’art contemporain pour ne nous intéresser qu’à l’art plastique, la peinture, la sculpture et tout autre forme de production artistique plastique contemporaine. Afin de commencer à nous faire une idée sur l’art contemporain nous avons choisi dans cet exposé de le présenter tout d’abord de manière historique en esquissant brièvement sa genèse et son développement. Dans un second temps nous réfléchirons à la position de l’art contemporain par rapport au sacré.
Afin de pouvoir réfléchir sur l’art contemporain il nous faut tout d’abord le définir. Dans un premier temps nous évoquons rapidement les début de l’art contemporain aux États-Unis d’Amérique puis nous décrivons sommairement la situation actuelle en France.
Dans son livre Art contemporain : le concept, publié en 2010 aux Presses Universitaires de France, Sanuel Zarka décrit la naissance de l’art contemporain qu’il situe dans les années 1960 aux états-unis. Jackson Pollock et son ‘action painting’ marquent la fin de la période dite de l’art moderne et le début de l’art contemporain. C’est Peggy Guggenheim, mécène et collectionneuse américaine qui rend Pollock célèbre. Elle est très impliquée dans l’art et crée plusieurs musée dans sa vie.
C’est principalement parmi les collectionneurs privés américain que cet art se développe. Les collectionneurs sont à cet époque des mécènes, ils soutiennent financièrement les artistes. Avant la seconde guerre mondiale, les artistes américains ne sont pas valorisés par les collectionneurs américains. Au moment de la seconde guerre mondiale, les artistes sont utilisés par l’état américain pour faire la promotion du travail et des travailleurs américains. Les riches collectionneurs se mettent à acheter l’art national en un geste patriotique. Pour les américains de l’époque, Paris est la capitale de la culture et ils voient dans l’arrivée des Nazis à Paris un danger pour la culture également. Après la victoire des alliés, la victoire américaine est célébrée par l’ouverture de musées et d’expositions à la gloire de la victoire de l’armée américaine. Alors les collectionneurs commencent à acheter les œuvres des artistes américains non plus pour soutenir les artistes ou pour être patriote mais parce que les œuvres les intéressent. La victoire américaine dans la guerre pour la liberté change le regard des collectionneurs américains sur les artistes locaux.
C’est alors que commencent à émerger de nouvelles pratiques dans l’achat d’art des grands collectionneurs. Alors que jusqu’à présent lorsqu’un collectionneur voulait gagner de l’argent sur un artiste il achetait la totalité de sa production puis attendait que la demande pour l’artiste monte et lorsqu’il voyait une demande suffisamment importante, il commençait à vendre les œuvres de l’artiste. C’était une démarche longue dans le temps. L’entrepreneur américain Samuel Kootz veut changer cette logique de capitalisation des marchands/découvreurs français comme Paul Durand-Ruel qui a fait par exemple un pari sur l’impressionnisme qui lui a rapporté beaucoup d’argent.
Ce temps de l’après-guerre et l’avènement de l’art contemporain marque pour Samuel Zarka une forme de révolution du désir dans laquelle il y a à la fois de l’essor économique, l’augmentation de l’importance du loisir et une perte de distinction entre la culture des élites et la culture populaire.
Aux états-unis comme en France, l’aspect exposition de l’art se développe avec l’ouverture de musées, la création de foires, de biennales, de galeries d’art aussi bien dans le monde privé qu’au niveau national. Anne Cauquelin, dans son livre L’art contemporain, publié en 2011 aux Presses universitaires de France dans la collection Que sais-je ?, remarque ainsi que la distance augmente entre l’artiste et l’amateur d’art. Avec la fin du XXème siècle apparaissent des gros marchands, des gros collectionneurs et avec eux c’est toute une logique boursière qui voit le jour dans l’art contemporain, les artistes ont une côte sur un marché de l’art. Les professionnels de l’art, c’est-à-dire les conservateurs de Musée, les galeries et les fondations d’art détiennent les informations sur les artistes et les œuvres et chaque artiste se voit attribuer une valeur esthétique, sa côte sur le marché de l’art.
Des acteurs importants de ce réseau en France sont les Fonds régionaux d’art contemporain, crées en 1982 par le ministère de la Culture. Ces centres culturels organisent des expositions, achètent des œuvres à de jeunes artistes contemporains et aident à la création et à la diffusion de la culture contemporaine en faisant circuler les œuvres dans les 23 lieux répartis sur la France. C’est le principe de cette structure : contrairement aux Musée qui gardent sur place leurs œuvres et ne les prêtent qu’occasionnellement, les FRAC font circuler leurs collections en France et dans le monde. Les FRAC les plus proches de nous sont à Clermont-Ferrand et Villeurbanne.
Nous avons à Grenoble un centre national d’art contemporain, un CNAC. Ces lieux ont pour vocation de favoriser la création et la diffusion de l’art contemporain mais cette fois sans avoir pour mission d’établir une collection. Le CNAC de Grenoble s’appelle le Magasin des Horizons et se situe sur le site Bouchayer-Viallet, à côté de la salle de spectacle la Belle Electrique. Un autre centre d’art à Grenoble est le CAB, le centre d’art Bastille qui est aussi un centre d’art contemporain.
Cet immense marché de l’art contemporain comporte énormément d’acteurs et notamment la presse spécialisée comme Art Press (www.artpress.com) par exemple. Les commissaires d’exposition autrement appelés curateurs sont des personnages importants du monde de l’art contemporain : ils sont tout à la fois metteur en scène d’exposition et professionnels de la communication puisqu’ils rédigent les présentations des expositions. Les voyageurs et les courtiers permettent quand à eux aux œuvres de voyager dans le monde et au passage de nouvelles assurances ont été crées pour assurer les œuvres dans les prêts.
Nous voyons donc qu’en moins d’un siècle c’est une énorme structure qui s’est mise en place place pour favoriser la création, l’exposition, la communication, la circulation et la vente de l’art contemporain. Afin de se faire une idée pratique concrète, voici quelque chiffres donnés par le site Art Price (www.artprice.com) : en 2019 le marché mondial de l’art contemporain regroupe environ 32000 artistes produisant environ chaque année 120000 œuvres et représentant un chiffre d’art d’oeuvres vendues annuellement de près de 2 milliards de dollars : le qualificatif d’énorme n’est donc pas exagéré.
Tout cela ne nous dit rien de l’art plastique en lui-même, nous avons vu ce qui entoure l’art contemporain, comment il est structuré mais pas de quoi il est fait ni ce qu’il produit comme effet. C’est le but de cette seconde partie : observer l’action de l’art contemporain sur son public et voir dans cette action soit du profane, soit du sacré ou peut-être un peu des deux.
Nous avons vu que l’art contemporain est, en tant qu’objet, mis en valeur c’est-à-dire séparé des objets du quotidien. L’art contemporain se montre dans des endroits spécialisés qui de fait séparent l’art contemporain du reste du monde. En ce sens une valeur supérieure à celle des objets quotidiens lui est attribué. Il est protégé par des institutions humaines qui le rendent ainsi intouchable au commun: l’art contemporain est élevé au rang d’une sorte de divinité : il est interdit de le toucher, il nous dépasse, il est séparé du quotidien. En ce sens, l’art contemporain a un côté sacré mais pas au sens où il est associé à une pratique religieuse mais au sens ou les œuvres d’art produites par l’art contemporain sont manifestement séparées du monde du quotidien par leur mise en avant dans des musées nationaux, des foires, des galeries, etc…
Le sacré, en dehors du fait d’exister par sa distinction d’avec le quotidien, le profane, est aussi un sentiment du numineux c’est-à-dire une sensation d’attirance vers quelque chose qui nous dépasse et en même temps une peur face à cette chose qui nous dépasse, le mysterium tremendum, un tout autre qui fascine et paralyse à la fois. Comme l’Athéna Parthénos, statue chryséléphantine (faite d’ivoire et d’or sur bois) impressionnait les grecs par sa taille, sa position dans le Parthénon, ainsi que par la lumière qui se reflétait dans le verre, l’or et l’eau qui l’entourait, de la même façon la pyramide du Louvre nous éblouit, nous épate, nous impressionne, nous en met plein la vue.
Comme l’Athéna Parthénos, entourée par les colonnes du Parthénon, trônait au milieu de l’énorme pièce, la pyramide de Louvre est entourée par les bâtiments du Louvre, elle trône sur la place. Comme le verre et l’or se reflétaient dans l’eau en Grèce, la lumière est libre de passer à travers le verre de la pyramide qui est entourée d’eau. Comme Athéna dominait ses visiteurs, la pyramide gigantesque surplombe la place. Ce sont les mêmes ressorts esthétiques qui sont utilisés dans le cadre complètement non religieux de la pyramide que ceux dont les grecs se servaient pour éveiller le sentiment du numineux chez les croyants grecs. Ici le sentiment du numineux est donc déclenché dans un cadre non-religion et pourtant le sacré est présent.
Mais l’art contemporain est également présent dans le registre sacré du religieux. Il peut même avoir une certaine importance pour l’artiste puisque Marc Chagall après avoir installé des vitraux dans la chapelle des Cordeliers à Sarrebourg dit de cette réalisation en 1976 que c’est son chef-d’oeuvre. Ce vitrail figuratif lui a été commandé par le maire de la ville.
Ce vitrail est figuratif et même s’il est réalisé par un artiste contemporain, il ne crée pas vraiment de problème dans la mesure où sa conception reste assez traditionnelle. Mais l’art sacré contemporain peut être beaucoup plus bousculant, par exemple dans les exemples qui suivent.
Pierre Soulages dans l’église abbatiale Sainte Foy de Conques, remplace les vitraux originaux par des vitraux de sa composition réalisés entre 1986 et 1994. C’est le maître verrier Jean-Dominique Fleury qui travaille avec Soulages à ce projet. L’artiste a conçu un verre translucide pour la réalisation des vitraux et le choix de l’artiste fait débat. Non seulement en tant qu’il est choisit pour ce travail mais en tant que son travail se sera pas de refaire les vitraux à l’identique mais bien de faire ‘du Soulage’ c’est-à-dire une œuvre non-figurative.
La polémique est brièvement évoquée dans cette vidéo :
et repose principalement sur le fait qu’au lieu de choisir de restaurer les vitraux existants, il est décidé de les remplacer par ceux de Soulages. Mais c’est un artiste abstrait, il est donc certain qu’aucune représentation divine de sera présente sur les nouveaux vitraux, c’est une modernisation qui ne passe pas facilement : l’art contemporain est dans le sacré religieux mais le bouscule dans ses traditions.
Environ à la même période, en 1996, les vitraux du prieuré roman de Salagon dans les Alpes de Hautes Provence sont remplacés par Aurélie Nemours, artiste contemporaine qui installe six vitraux rouges lumineux parcourus de lignes noires irrégulières verticales et horizontales, très loin du traditionnel vitrail d’église.
Jean-Jacques Wunenberg, dans son livre intitulé Le sacré publié en 2019 dans la collection Que sais-je ? nous dit page 90 que nous sommes entrés depuis le XVIIIème siècle dans une ère de laïcisation dans laquelle l’influence du sacré diminue dans la vie sociale : les fêtes, les mariages, les enterrement sont de moins en moins religieux. Pourtant comme nous l’avons vu ci-dessus l’art contemporain a réussi à entrer dans le monde du religieux.
Malgré le religieux qui recule, le sacré reste et Wunenberg nous dit que le sacré est transféré vers d’autres objets que les dieux. Wunenberg cite Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, publié en 1974 : « Tout se passe comme si la collectivité humaine quelle qu’elle soit, était dans l’incapacité structurelle de fonctionner sans se donner des valeurs, un absolu, une espérance, bref une notion précise ou diffuse, de ce qu’il convient d’appeler l’expérience du sacré. » Eliade que cite également Wunenberg, dans Le sacré et le profane, publié en 1965 au éditions Gallimard, soutient ce point de vue : « l’homme moderne qui se sent et se prétend a-religieux dispose encore de toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. » Et Wunenberg illustre cela un peu plus loin dans son livre en évoquant le rite des achats en supermarché et des vacances organisées pour décrire des comportements non religieux mais suivant un rituel précis. De même pour les icônes religieuses qui ne sont plus vénérées, ou Dieu qui n’est plus prié seraient remplacés par les panneaux publicitaires omniprésents, la sacralité indiscutable et unanimement recherchée de la croissance économique et du progrès technique à tout prix.
Dans ce schéma, nous voyons que l’art contemporain s’inscrit parfaitement puisqu’il est un marché économique en pleine croissance, que les institutions et les artistes contemporains utilisent tous les moyens de communication pour vendre leurs produits et en faire la publicité. Au plan technique il suit également son temps aussi bien dans l’utilisation du progrès technique dans la conception des œuvres que dans leur diffusion.
Pourtant, cet art contemporain qui est sacralisé par les institutions, qui s’est fait une place dans le sacré religieux et qui est en même temps parfaitement intégré économiquement à son temps a un côté très accessible au grand public et une forte propension à la provocation.
Une particularité de l’art contemporain est de se permettre de tout utiliser comme matériel de création. Par exemple Lionel Sabatté, artiste qui a été sélectionné en 2016 pour venir travailler en résidence à Grenoble dans la résidence Saint Ange.
A ce moment-là il travaille en versant de la peinture sur des toiles posées au sol. Il avait avant cela fait une série d’oeuvre faites à partir de poussière récupérée dans le métro parisien, avec cela il a réalisé de œuvres sur toiles mais aussi des sculptures et notamment des sculptures d’animaux comme ces loups par exemple.
Après son passage à la résidence Saint Ange, Lionel Sabatté ne se contente plus de récupérer dans son environnement un matériel considéré comme un déchet qu’il sacralise en le transformant en œuvre d’art, il se prend lui-même comme source de matière à travailler : il récupère ses rognures d’ongles, ses peaux mortes et en fait des œuvres :
Étonnamment l’origine du matériau utilisé ne se perçoit pas. Le numineux fonctionne ainsi parfaitement : attirance vers l’objet, fascination par sa beauté, sa structure, son installation. Un fois l’observateur proche, il lit la description et là le saisit le sentiment du dégoût, il est repoussé par l’idée de l’origine de la matière qui lui fait face. Le spectateur vient de vivre un sentiment du sacré non religieux, le sentiment du numineux. Mais peut-être également peut-on voir ici une sorte de rituel religieux. En effet, dans la religion chrétienne, au moment de la communion, le croyant ingère un morceau de pain non-levé qui symbolise le corps du christ. Pour le croyant il n’y a pas là de figuration : il ingère une partie du corps du christ, il mélange à lui profane un morceau de sacré. En mettant en vente des morceaux de son corps, l’artiste ne se situe-t-il pas sur le même registre ? Une partie de son corps est emportée par le collectionneur chez lui, par le musée, par la galerie et se transforme en objet de culte en quelque sorte puisqu’il est exposé, regardé, commenté.
Mais Lionel Sabatté se contente de nous vendre des peaux mortes et des rognures d’ongles magnifiquement mises en forme, longtemps avant lui, en 1961, Piero Manzoni était allé plus loin. En effet, même si les rognures d’ongles et les peaux mortes sont des déchets, ce sont des objets que nous pouvons imaginer toucher sans ressentir trop de dégoût. Il en va tout autrement de nos excréments : la majorité des humains, contrairement aux animaux, sont dégoutés par leur déjections et n’imaginent certainement pas les toucher. Pourtant Piero Manzoni a vendu 90 boîtes de conserves dont chacune d’elles contenait des déchets de son propres corps : son caca.
La boîte nous indique la quantité de produit contenu, le fait que le contenu a été mis dans la boite dans un état ‘frais’, au sens récemment produit du terme, ainsi que la date à laquelle l’objet a été produit et mis en boite… et oui, il s’agit toujours bien de caca dont nous parlons. Pour l’anecdote, cette œuvre est encore aujourd’hui très prisée par les collectionneurs bien que des problèmes d’étanchéité des boites de conserve ait provoqué quelques fuites… Ce cas extrême pourrait être vu comme une blague, une anecdote mais au contraire il me semble tout à fait intéressant : la curiosité attire le regard vers l’oeuvre, la prise de conscience du contenu de l’oeuvre dégoute et le sentiment du numineux se crée, la fascination opère et le collectionneur achète littéralement ‘de la merde en boîte’ non pas en ayant l’impression de se faire avoir mais avec la conviction d’être en possession d’une œuvre d’art sacrée au sens non religieux. Le déchet le plus infâme est transformé on objet de vénération par l’artiste.
L’art contemporain nous déroute, nous choque, il bouscule les codes du sacré religieux, il bouscule les codes de ce qui est noble ou pas, de ce qui doit se jeter ou s’admirer. J.P. Cometti dans son livre La force d’un malentendu, essai sur l’art et la philosophie de l’art, en 2009 nous dit que l’art à un effet en utilisant des codes qui font appel à la mémoire et aux habitudes, aux mœurs partagées et partageables. L’art contemporain utilise et dénonce ces codes en même temps.
L’art contemporain bouscule aussi notre rapport à l’oeuvre elle-même. En effet, un des aspects qui donne une forme de sacralité à l’art est le fait qu’il soit interdit de le toucher : dans un musée, une exposition, le spectateur est maintenu à distance respectable de l’oeuvre pour éviter la dégradation de celle-ci. L’art contemporain change cela en ce qu’il nous autorise parfois le contact et parfois même demande au spectateur d’entrer en contact. Il y a quelques années au Magasin de Grenoble, un œuvre d’art contemporain invitait les visiteurs à faire l’oeuvre : des feuilles blanches et un photocopieur étaient à la disposition des visiteurs qui installaient leurs créations sur une installation prévue à cet effet. L’artiste imagine un concept et fait réaliser ce concept non pas par des artisans mais par le spectateur de l’oeuvre, il devient alors artiste et visiteur en même temps. De cette façon l’art contemporain se désacralise lui-même puisque loin de rester distant et inaccessible il se rend accessible et se construit en même temps qu’il se regarde.
Dans un autre genre, le musée Guggenheim a dans sa collection permanente une œuvre de Richard Serra intitulée La matière du temps, installée entre 1995 et 2005. cette œuvre gigantesque située dans une pièce du Musée demande à être touchée. En effet, pour la voir, il faut rentrer à l’intérieur de l’oeuvre, ça n’est pas seulement le regard qu’investit l’oeuvre mais bien la totalité du corps, il faut entrer dans l’oeuvre physiquement avec la totalité de notre corps pour pouvoir voir l’oeuvre. À ce moment nous sommes à la fois spectateur de l’oeuvre et partie intégrante de l’oeuvre puisque notre corps est à l’intérieur de l’oeuvre. L’art contemporain par là nous impressionne, la structure est énorme et en même temps nous fait participer à ce plus grand que nous, cet au-delà de nous en nous immergeant en lui. C’est comme si tout en étant fasciné par l’oeuvre qui a un caractère sacré nous devenions nous-mêmes une part de ce sacré en nous y plongeant.
L’art contemporain est donc un art de son temps, l’ère du capitalisme économique, il y est intégré comme un élément de l’économie et il prospère dans des sphères de loisirs de luxe. Mais il est aussi privilégié dans sa façon d’être soutenu par les institutions et ainsi il devient moins élitiste puisque tout le monde peut l’admirer dans les musées. A noter qu’il a une place séparée du reste de l’art puisqu’il est exposé non pas dans les musées classiques mais dans des musées spécialisé en art contemporain. Dans cette ère de l’argent et des milliardaires, l’art contemporain navigue à son aise et pourrait avoir complètement quitté la sphère du sacré religieux mais non, il est aussi intégré en partie dans la tradition chrétienne qui lui fait une petite place dans ses lieux de cultes. Quant à son caractère sacré en tant qu’art, nous avons vu que l’art contemporain conserve cette action sur le spectateur qui produit le sentiment du numineux tout en se rendant plus accessible au spectateur et en comblant ainsi en partie la séparation nécessaire entre le sacré et le profane. Il semble que l’art contemporain ne se laisse pas mettre dans une case, qu’il soit capable de prendre tous les rôles possibles : sacré religieux, sacré laïque, non-sacré. C’est peut-être ce qui le caractérise : l’art contemporain est à l’aise partout.
Héraclite l’éphésien, Héraclite l’obscur, Héraclite le philosophe ivre : voilà quelques-unes des appellations qui nous restent de ce penseur de l’harmonie des contraires. Comme le dit Jean-François Pradeau dans son introduction à sa traduction des fragments, « Héraclite n’échappe pas à la règle qui veut que nous ne sachions presque rien de ce que fut la vie des auteurs « présocratiques » du VIè et du Vè siècle avant notre ère. » En effet, il ne nous reste aucun écrit d’Héraclite et pour, à deux mille cinq cent ans d’écart, reconstituer, au moins partiellement, sa pensée et sa vie nous devons nous appuyer sur le témoignage de différents auteurs plus ou moins bien situés ou identifiés. Nous pouvons également tenter de nous aider des informations historiques recueillies sur Éphèse, la ville d’Héraclite. Malheureusement, de cette cité ionienne à l’embouchure du Caïstre, prospère aux VIè et du Vè siècle, il ne nous reste que d’infimes informations historiques. Parmi elles, un possible changement de régime politique vers plus de démocratie à l’époque d’Héraclite aurait eu lieu, ne recevant semble-t-il pas l’approbation du philosophe. Diogène Laërce et ses Vies et doctrines des philosophes illustres est, pour Héraclite et les présocratiques, notre principale source d’informations. Paradoxalement, il se pourrait bien que Diogène, près de huit siècles après Héraclite, n’ait pas eu autant de connaissances en matière de pensée héraclitéenne que nous au XXIè siècle. Le point commun de tous les citateurs d’Héraclite est leur difficulté à comprendre sa pensée, sa parole. Socrate lui-même aurait dit après avoir lu le recueil d’Héraclite : « Ce que j’en ai compris vient de bonne source, ce que je n’ai pas compris aussi, je crois : sauf qu’il y faut un plongeur de Délos. »1 Ce manque de sources directes ainsi que la forme d’expression même d’Héraclite nous invite à la prudence : ce que nous disons de la pensée d’Héraclite aujourd’hui est forcément approximatif et contient nécessairement des interprétations. Ce sont les fragments B32 et B93 que nous commentons aujourd’hui. Pradeau présente ces fragments dans le contexte de leur citation. Le fragment B32 est tiré d’une citation de Clément d’Alexandrie. Il est apologète, c’est-à-dire qu’il s’est engagé dans l’apologétique, un champ d’études théologique ou littéraire consistant à défendre de façon cohérente une position2, et il est né vers l’an 150, soit presque 8 siècles après Héraclite. Pradeau nous indique que Clément cite Héraclite dans le cadre d’un tour d’horizon des auteurs et citations invitant à se détourner des fausses idoles et Pradeau traduit ainsi le fragment : « le savoir ne consiste qu’en une seule chose, qui ne souhaite pas et souhaite être appelée du nom de Zeus. » Alors que Marcel Conche traduit le même passage par : « L’un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. » Nous voyons qu’en plus de la faible quantité d’informations directes, le contexte historique difficile à fixer, le contexte des sources à prendre en compte, il nous faut également tenir compte du fait que nous travaillons à partir de traductions et cela rajoute encore une forme de distance par rapport à la parole d’Héraclite. C’est la traduction de Marcel Conche que nous retenons ici pour les deux fragments. Le second fragment est le B93, le citateur, selon Pradeau, est cette fois Plutarque qui veut, en citant Héraclite, traiter de l’inspiration prophétique. Il est un philosophe majeur de la Rome antique et vit le jour à la fin du premier siècle de notre ère. Marcel Conche traduit ainsi sa citation d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes. » Dans ces deux fragments il est question du savoir : le savoir du sage, le savoir de l’Oracle. Mais pourquoi faire un lien entre savoir et religion ? Héraclite est un matérialiste, un physicien, il cherche à comprendre le monde en dehors de toute pensée mythologique, pourquoi alors faire un lien entre cette quête rationnelle de la connaissance et le dieu ? Nous défendrons dans les lignes qui suivent la thèse qu’Héraclite veut probablement situer le savoir par rapport à la religion, dire quelle est la place de chacun. Afin de mener cette enquête au sein de ces fragments de la philosophie de l’énigmatique Héraclite nous étudions successivement le fragment 32 puis le fragment 93. Avec le fragment 32 nous tentons de répondre aux questions suivantes : quel est le Zeus dont parle Héraclite ? Qui est le sage pour Héraclite ? En quoi consiste le savoir pour Héraclite ? Quel est le rapport entre le sage et Zeus ? Puis avec le fragment 93 nous essayons de répondre à des interrogations complémentaires : comment considérer ce que dit Héraclite de l’oracle de Delphes ? Comment se situe l’oracle par rapport au savoir selon Héraclite ? Héraclite se positionne-t-il par rapport à l’oracle ? Commençons par nous interroger sur ce Zeus du fragment 32, à quoi fait-il référence ? Dans le monde antique les dieux sont une partie intégrante de la société, personne ne remet en cause leur existence, il n’est pas possible, comme nous le ferions aujourd’hui, d’être athée ou agnostique : l’existence des dieux n’est pas remise en question, par personne, même pas par les philosophes. En revanche, là où la masse apprend le monde par la mythologie et les récits homériens et hésiodiques, les philosophes eux souhaitent comprendre le monde indépendamment des dieux, ils cherchent à comprendre comment fonctionne le monde et plus particulièrement quelle est sa cause première. Pour tous les philosophes archaïques, la totalité de ce qui existe n’a qu’une seule essence, qu’une seule origine, pour Héraclite c’est le feu. Il est donc probable que le terme Zeus dans la bouche d’Héraclite ne face pas référence au dieu des dieux de l’Olympe, à celui qui est vu par les hommes comme la foudre et qui multiplie les conquêtes aussi bien auprès des déesses, des muses, des nymphes que des mortelles. Ce dieu anthropomorphique marié à sa sœur n’est certainement pas la figure à laquelle Héraclite se réfère. Qu’est-il alors ? Héraclite utilise en grec le terme Ζηνός, Zénos qui signifie la vie et qui vient de ζάω, zao, vivre et ζῆν, zèn, vivant. Zeus est probablement pour Héraclite vu comme un principe de vie universel3, il représente ici le vivant en général. C’est donc de ce nom, qui représente le principe vital, dont l’Un, le Sage voudrait et ne voudrait pas à la fois. Mais qui est cet Un et qui est ce sage pour Héraclite ? Selon Marcel Conche il faut faire ici une distinction entre l’Un exclusif et l’Un absolu. L’Un exclusif est une unité qui se sépare d’autre chose, qui est une en tant qu’elle est compactée, concentrée en un seul ensemble qui exclue à l’extérieur de lui tout ce qui ne lui appartient pas. Ce Un exclusif divise donc : il y a ce qui est dans l’Un et ce qui est à l’extérieur de l’Un. Or rappelons-nous qu’Héraclite est non seulement un philosophe, quelqu’un qui recherche la cause première qui est une mais en plus il est le penseur de la complémentarité, de l’unité des contraires, il ne peut donc pas être question pour lui de considérer ce Un comme une exclusion. Il est bien plus probable qu’il veuille ici parler d’un concept d’unité absolue, l’Un absolu qui lui rassemble tout en son sein, qui transcende le multiple. L’Un d’Héraclite et le rassemblement des contraires, c’est l’Un cosmique4 : comme le cosmos qui, pour un grec est immobile, parfait et en même temps composé d’éléments différents tout en n’étant qu’un, le cosmos, de même l’Un héraclitéen rassemble, il est à la fois un et multiple. Pourquoi alors lui associer le sage ? Cette notion d’unité dans la multiplicité est commune chez Héraclite, il aurait pu se contenter de dire l’un, que vient amener cette précision du sage ? L’Un peut faire référence à de l’abstrait, de l’immatériel, or Héraclite est un matérialiste, il veut expliquer le monde par du concret, du tangible. Ainsi, en associant le sage à l’Un, il insiste sur le caractère matériel, vivant et réel de ce Un-Sage : il n’est pas une abstraction permettant de faire un exercice de pensée mais au contraire une réalité tangible, concrète. Ce un double, à la fois unité et multiple, cette unité qui associe les contraires et qui est vivante, concrète a, par le bouche d’Héraclite une volonté toute héraclitéenne : il veut et ne veut pas en même temps, il est dans l’harmonie des contraires. Ce Un-Sage ne veut pas être appelé du nom de Zeus. Or nous avons vu que Zeus est ici en tant que principe de vie, il est la vie et seulement la vie. Or ce Un-Sage est vivant, il est donc, comme tout vivant, amené à mourir, et Zeus ne contient pas la partie de la vie qui lui est indissociable : la mort. Il est impossible pour un être vivant de ne pas mourir, cela fait donc partie de l’Un-Sage que de mourir. Or Zeus ne représentant qu’une partie de cette vie, que la partie vivante de la vie, pas la mort, son nom, Zeus, ne peut pas être donné à l’Un-Sage qui représente à la fois l’unité et la multiplicité, la mort et la vie. Ce Un-Sage ne peut donc pas être appelé seulement du nom de Zeus car il lui manquerait alors une partie de lui-même, il ne serait, par le nom de Zeus, que partiellement nommé. Marcel Conche imagine alors que pour que l’Un-Sage puisse porter le nom de Zeus, il faudrait un nouveau Zeus, un Zeus unifié avec Hadès, dieu des enfers. Ainsi ce nouveau Zeus porterait à la fois en lui l’universalité de la vie qui est universelle pour tous les humains en même temps : tous les vivants sont vivants en même temps ; et l’universalité de la mort qui est une universalité plus individuelle : chaque être vivant est amené à mourir mais tous les êtres vivants ne meurent pas en même temps. La vie et la mort sont tous deux universels mais de manière différente. L’Un-Sage pourrait alors porter seulement le nom de ce nouveau Zeus qui représenterait non plus uniquement le côté positif de la vie mais bien le tout de la vie avec son côté négatif, la mort. Nous nous permettons ici de remarquer que si Hadès est bien le dieu des enfers, il n’est pour rien dans la mort des mortels, ça n’est pas lui qui emporte les vivants dans la mort mais un autre dieu : Thanatos. Peut-être alors pour que ce Un-Sage puisse porter le nom de Zeus il faudrait lui associer non pas seulement à Hadès, roi des enfers mais également Thanatos, dieu de la mort. Ainsi le nom de Zeus serait complet pour dire le cycle de la vie : naissance, croissance, vie, dégénérescence et mort. Mais Thanatos étend un dieu mineur dans la mythologie grec et les enfers représentant non pas simplement le moment de la mort mais tout ce qui survient une fois le moment de la mort passé, l’association Zeus-Hadès convient au propos. Cette association convient d’autant mieux qu’elle permet de faire un parallèle entre la pensée d’Héraclite qui associe une chose et son contraire et l’association des dieux par paire : Zeus et Hadès, un dieu de la vie et son contraire, le dieu des enfers. Une autre raison pour laquelle « l’Un, le Sage ne veut pas être appelé seulement du nom de Zeus » est que pour Héraclite le sage est indissociable du savoir : pour être sage il faut avoir accès au savoir et notamment au savoir sur la vérité du monde et son harmonie des contraires. Or ce savoir est un savoir unique pour Héraclite, il n’y a pas une partie du savoir d’un côté, une partie de l’autre. Dieu, Zeus étant omniscient, il aurait donc la connaissance vraie. Seulement, observe Héraclite, la représentation traditionnelle des dieux, et particulièrement celle ne Zeus, n’est pas très compatible avec l’idée de savoir et de sagesse : il se marie avec sa sœur, la trompe énormément avec aussi bien des déesses que des muses, des nymphes ou des mortels, il est parfois désemparé, il dit au dieux de ne pas intervenir dans la guerre de Troie mais intervient lui-même. Bref, cette vision du Zeus de la masse n’est pas très compatible avec la sagesse et le savoir universel. D’autre part, la tradition donne aux dieux des capacités, des connaissances inaccessibles aux hommes. Or le savoir d’Héraclite est unique, entièrement accessible et accessible à tous, hommes comme dieux. Il semble que donner à ce tout le nom de ce dieu ne soit pas adapté : le savoir serait alors soit séparé en deux, une partie pour les hommes, une partie pour les dieux, ce qui est, selon la définition d’Héraclite, impossible, soit il serait exclusivement réservé aux dieux, là encore ça ne correspond pas à l’unité que cherche à définir Héraclite.
Nous voyons avec ce premier fragment que ce qu’Héraclite appelle l’Un, le Sage est pour Héraclite le vivant dans son entièreté, tout le vivant et seulement le vivant : le vivant est tout cela et il n’est que cela et rien d’autre. L’Un est unique et englobe dans son unité l’ensemble du monde dans toute sa variété, sa multiplicité et contient les contraires en lui. Chez Héraclite, le sage qui sait la vérité de l’harmonie des contraires utilise sa raison, son logo et « le logos est une pensée du devenir toujours présent et commun aux choses tout en étant une sagesse séparée. (…) Logos et cosmos sont indissociables. »5 Ce Un, ce Sage se situe donc au-delà du dieu Zeus qui ne représente qu’une partie de ce tout. Pourrait-on dire alors qu’Héraclite, en tant que philosophe, se voit l’égal d’un dieu, ou même supérieur à un dieu ? Regardons le fragment 93 afin d’éclaircir cette question.
« Le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes. » La note numéro 1 de Marcel Conche sur l’explication de ce fragment interroge : il y est affirmé que, selon Plutarque, citateur ici d’Héraclite pour ce fragment, le Pythie, l’oracle de Delphes, s’exprime en un langage « qui rappelle la définition que donnent de la ligne droite les mathématiciens : la plus courte entre deux points donnés : ignorant les détour et les sinuosités du style… »6 Plutarque cite donc Héraclite qui se permet de dire que l’oracle ne dit rien et ne fait que donner des signes, ce qui ne semble pas positif sur cet oracle mais dit par ailleurs que selon lui, Plutarque, la Pythie est très claire. Or il a été prêtre à Delphes, il sait donc de quoi il parle. A Delphes se trouve le temple d’Apollon, dans ce temple une Pythie, un oracle, est choisie par les prêtres parmi les pauvres pour vivre dans la chasteté et la solitude comme épouse du dieu. Elle reçoit de lui des messages que les prêtres se chargent d’interpréter, il est donc possible que les messages du dieu n’aient pas été compréhensibles par les mortels. Marcel Conche décide de ne pas s’attarder sur la Pythie et ses compétences pour, par principe de charité, ne retenir que l’oracle tel que le voit Héraclite. Ainsi la Pythie ne fait que donner des signes à interpréter et Héraclite lui-même a un discours que ses interlocuteurs disent obscur, veut-il alors faire une analogie ? Son discours serait-il tel celui de l’Oracle à interpréter pour être compris ? Il est possible qu’à l’époque d’Héraclite cette interprétation ait été privilégiée, mais nous ne le retenons pas. En effet, comme nous le fait remarquer Marcel Conche, le fragment mentionne le fait que la Pythie ne parle pas, elle « ne dit ni ne cache », or Héraclite lui parle, il dit. Le discours d’Héraclite est fait d’analyses, de raisons, son intention est de dire le vrai. La façon dont il dit le vrai est directe, ses propositions sont affirmées. Héraclite par son discours et la forme de son discours veut dire la vérité du tout, vérité inébranlable, c’est « le discours toujours vrai de la totalité »7. Ce discours donnant la vérité du tout ne se cache pas, ne dissimule rien, au contraire, à l’image du tout qui existe dans l’union, l’harmonie des contraires, le discours d’Héraclite reproduit cette Harmonie des contraires. C’est un discours qui entend montrer le monde, éclairer sur la vérité du tout, un discours radicalement vrai qui, lui, n’a pas de contraire, fragment B50 : « De ce discours, toujours vrai, … ». Le contraire du discours vrai ne serait qu’une abstraction puisqu’il ne dirait rien du monde et n’aurait aucune réalité. Le discours n’est pas une chose du monde qui toutes ont un contraire, lui est « hors du tout, pour pouvoir dire, dévoiler le tout. »8. Le discours d’Héraclite est sûr, il dit, contrairement à celui de l’oracle de Delphes, il ne s’agit donc pas ici pour Héraclite de mettre son discours en parallèle de celui de la Pythie. Pourtant, nous l’avons déjà dit et les citateurs le répète souvent, le discours d’Héraclite ne se comprend pas immédiatement, sa façon de dire une chose et son contraire afin de dire la vérité du monde rend son discours tellement difficile à comprendre qu’il est surnommé l’Obscur. Ce discours, comme celui de l’oracle, demande-t-il à être interprété ? Dans le fragment B1, Héraclite affirme que « de ce discours qui est toujours vrai, les hommes restant sans intelligence, avant de l’écouter comme du jour qu’ils l’ont écouté ». Ainsi Héraclite ne voit que deux possibilité pour ceux qui l’écoutent : soit ils comprennent, ils voient en quelque sorte la vérité du monde dans le discours d’Héraclite, soit ils ne comprennent absolument rien. Il n’y a pas de possibilité de comprendre à moitié, de demie-mesure, soit la vérité est saisie, soit elle ne l’ai pas, rien entre les deux. Or l’interprétation laisse la place pour beaucoup plus de nuances que cela dans la compréhension du discours, et si le discours d’Héraclite était à interpréter nous pourrions en avoir une compréhension plus ou moins bonne, plus ou moins nette. Ça n’est pas du tout dans ce schéma qu’Héraclite place son discours : pour lui la vérité est soit comprise, totalement, soit elle n’est pas comprise, il n’y a aucune autre possibilité. En effet, si nous pensions comprendre partiellement la vérité, cela impliquerait forcément que nous ayons une connaissance de la totalité de la vérité, sinon comment savoir que ce que nous avons compris n’est qu’une partie ? Il n’est pas possible de ne saisir qu’un morceau de la réalité sans avoir saisie de la totalité de la vérité, il faut nécessairement connaître le tout pour pouvoir voir la partie. Héraclite se positionne-t-il alors par rapport à l’oracle ? Il affirme en tous cas que, selon ses critères, les annonces de la Pythie n’ont aucune valeur car elles ne disent rien et c’est aux hommes, les prêtres en l’occurrence, que revient le travail faire dire quelque chose à ses propos. Ça n’est donc pas un discours qui dit la vérité du monde, comme le sien mais un discours à qui les hommes font dire quelque chose sur le monde. Héraclite distingue donc radicalement les deux genres de discours pour bien sûr montrer la valeur du discours vrai, le sien, par opposition au discours à interpréter, celui de l’oracle. Héraclite oppose donc les deux genres de discours dans une sorte de face à face qui peut faire penser à un combat. Or cela est tout à fait normal dans la société grecque qui est une société basée sur le combat, la rivalité, une société agonistique. En se posant ainsi comme rival de l’oracle Héraclite est un homme de son époque. Marcel Detienne, dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, au chapitre intitulé l’ambiguïté de la parole, nous rappelle que pour un grec, la vérité Alètheia, est le fait de ne pas oublier et elle est « un type de parole déterminé, prononcé dans certaines conditions, par un personnage investi de fonctions précises. »9. Seuls le poète, le devin ou le souverain peuvent dire l’Alètheia. Ici Héraclite place donc le poète au-dessus de l’oracle dans le combat pour la vérité : le discours d’Héraclite, poète et philosophe est plus vrai que le discours de l’oracle. Marcel Detienne nous dit également qu’à cette époque une « parole est inséparable d’un geste et d’un comportement », la parole est action. Ainsi en plaçant sa parole dans le camp de la vérité par rapport à ses adversaires, les autres poètes, philosophes, devins ou politiciens, Héraclite dit l’efficacité supérieure de sa parole, son pouvoir d’action plus grand. Pourquoi Héraclite se targue-t-il de dire la vrai ? En mettant son discours face à celui de l’oracle de Delphes, Héraclite place son discours au niveau de celui d’un dieu. En effet, l’oracle dit la parole du dieu, ce qui sort de la bouche de l’oracle est donc vérité divine. Or, la parole d’Héraclite dit la vérité du monde alors que le dieu ne dit rien, le poète dépasse donc le dieu dans sa capacité à révéler la vérité, le vrai du tout. Dans cet combat, cet άγών, agon, le philosophe avec son discours « toujours vrai » appréhende l’éternelle vérité et selon Marcel Conche, vainc ainsi la mort faisant ainsi voler en éclat la véritable distinction entre un homme et un dieu. Ainsi, comme Socrate dans le Banquet de Platon nous invite à apprécier la beauté des corps en premier pour atteindre la beauté en soi et toucher à l’immortalité, Héraclite, par la vérité de son discours, devient également un presque dieu.
Avec ces deux fragments d’Héraclite nous montre la distance qu’il prend par rapport à la pratique religieuse de son temps. Non seulement il se permet de critiquer la représentation populaire du dieu qui serait incomplète et ne permettrait pas de représenter la totalité du monde mais en plus le discours que la foule prête au dieu n’est même pas capable de dire la vérité du monde. Le discours du philosophe lui, au contraire, non seulement prend la peine de vouloir dire la totalité du monde mais en plus est un discours de vérité totale qui dit le monde, le dévoile clairement et sans détour. Ainsi par ces deux fragments Héraclite dit la supériorité du discours philosophique sur le parole religieuse et va peut-être jusqu’à dire la supériorité du philosophe par rapport au dieu tel que la tradition le présente.
Bibilographie
Héraclite, Fragments (Citation set témoignages), présentation et traduction par Jean-François Pradeau, GF Flammarion, Paris, 2002.
Héraclite, Fragments, Presse Universitaire de France, Paris, 1986
Logos, Pensée et vérité dans la philosophie antique, Michel Fattal, l’Harmattan, 2001
Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Marcel Detienne, Librairie Général Française, 2006
Les grands mythes 1 & 2, série documentaire de François Busnel, Arte
La science, les sciences ou plutôt les scientifiques nous disent depuis des années que le mode de vie des humains nuit à notre planète pourtant rien ne change. Tout se passe comme si la vérité scientifique appartenait au monde de la science, un monde à part en dehors de la réalité, pour reprendre Goodman. En effet, il semblerait que notre façon de recevoir l’information scientifique soit la même que notre façon de regarder une fiction ou de lire un roman : ça nous fait peur sur le moment, puis nous nous rassurons en nous disant que ça n’est pas la réalité. Notre monde réel c’est celui de la finance, de la croissance, de l’économie de marché, c’est lui que nous croyons, lui qui nous guide, lui sur lequel nous nous appuyons pour avancer. Comme pour Platon, notre référentiel n’est plus la réalité du monde sensible mais l’abstrait du monde intelligible. Qui a-t-il de plus concret que la disparition de 70% du vivant sur les 40 dernières années ? C’est une donnée apparemment très réelle si notre référentiel symbolique est celui du monde des vivants, c’est un chiffre terrifiant si le monde sensible est bien celui qui est notre réalité. Pourtant la déforestation continue, la construction humaine continue et ainsi la diminution d’espace de vie pour les vivants non-humains. Pourtant la pollution continue, notamment celle des océans avec nos déchets qui font un continent dont la taille avoisine 6 fois celle de la superficie de la France. Ce monde réel, naturel, vivant, cette réalité sensible ne panique pourtant qu’une minorité d’humains, la majorité s’en moque et continue sur cette voie suicidaire. Tout se passe comme si la rationalité scientifique, cartésienne ne comptait pas. Qu’est-ce qui est important alors ? Et bien il semble que ce soit le monde de l’abstrait, le lieu intelligible de Platon. Quoi de plus abstrait que l’argent ? Il ne permet ni de manger, ni de s’abriter, ni de rire, il est simplement un outil, un moyen pour atteindre une fin celle de manger, de s’abriter, de rire. C’est une abstraction sur laquelle la totalité de la planète a réussi à se mettre d’accord : personne ne discute le fait qu’en donnant de l’argent un individu peut recevoir en échange une marchandise. Or le but de la déforestation, du capitalisme, de l’économie de marché, de la bourse est bien la croissance, autrement dit l’augmentation de la quantité d’argent produite. Il est donc clair que le but est d’augmenter l’importance d’une abstraction, d’une idée, d’une chose appartenant à l’intelligible et pas au sensible. Brassens nous disait qu’il était d’accord pour mourir pour des idées, mais de mort lente, nous choisissons exactement cette voie : mourir lentement pour une idée. A quoi sert ce raisonnement un peu simpliste ? Et bien a pas grand-chose car une fois cette évidence annoncée, quelle conclusion en tirer ? Nous sommes des êtres d’une bêtise incommensurables et méritons de mourir ? Peut-être mais c’est oublier un peu vite Léonard de Vinci, Mozart, Picasso, Rimbaud, Victor Hugo, Jeff Koons, Einstein, Marie Curie, Simone de Beauvoir, Frida Kahlo c’est-à-dire la production artistique, littéraire, scientifique, intellectuelle de ces mêmes humains. Les émotions que nous apportent la musique, la peinture, la sculpture montrent que nous sommes également capables de subtilité, de douceur, d’intelligence constructive, de voir le monde autrement. Et puis même si nous n’étions vraiment que des brutes épaisses en train de tout détruire sur notre planète, notre mort n’est quand même pas si anodine : d’abord parce que c’est triste l’idée que nous allons tous mourir, ensuite parce que nous entrainons avec nous une quantité de vivants non-humains qui eux, pour le coup, n’ont rien fait, c’est tout simplement injuste, scandaleux, violent.
Bien, donc nous allons de manière certaine dans la direction de l’effondrement, tout cela parce que nous accordons plus d’importance à l’abstrait qu’au réel et nous emportons avec nous une majorité du vivant. Pourtant nous sommes capables de produire aussi de belles œuvres et nos avancées scientifique ont aussi permis des progrès tout à fait intéressants en termes de santé, de technologie, d’accès à la connaissance, de diffusion de l’information. Qu’est-ce que l’individu lambda peut bien faire de tout ça ? Bien sûr chacun peut y aller de son geste du quotidien, trier ses déchets, éviter d’acheter des objets neufs ou du plastique à usage unique, oui nous pouvons choisir de consommer moins et mieux, mais cela change-t-il vraiment quelque chose ? Disons que cela amène vers un changement progressif de ce qui nous est proposé : chouette ! une enseigne d’hypermarché propose maintenant de la vente en vrac et nous pouvons même amener nos contenants pour emporter ces denrées. C’est vrai, c’est un progrès, cela suffit-il à produire des effets au niveau de la planète ? Certainement pas. Faut-il pour autant se dire qu’il est inutile d’agir au niveau individuel ? Absolument pas : un peu moins pire c’est toujours mieux que pire. Comment faire alors au niveau individuel ? Comment ne pas sombrer dans le désespoir absolu ? C’est vrai après tout cette jeune fille, Greta Thunberg, qu’elle soit manipulée ou pas dit une chose intéressante aux politiques européens, elle leur demande d’avoir peur, de paniquer comme elle panique. Et c’est effectivement effrayant : la perspective que dans 30 ans, des centaines de milliers de personnes vont devoir quitter leur lieu de vie pour trouver refuge ailleurs est effrayante, où vont-ils aller ? Qui va les accueillir ? Cela va-t-il engendrer des guerres ? Nos enfants devront-ils vivre dans un monde où, comme à l’époque de la Grèce antique, la paix n’est qu’un temps entre deux guerres, la guerre est la norme qui régit le monde ? Cette perspective est tout à fait effrayante, triste, désespérante. Alors la seule chose raisonnable à faire est peut-être de sombrer dans la dépression : le monde va à sa perte et je n’ai aucun moyen d’action pour éviter cela, tout est perdu. Ça n’est pourtant pas très satisfaisant comme conclusion. C’est compréhensible, assez logique, mais pas très satisfaisant pour un être vivant aussi adaptable, intelligent et créatif que l’humain. Il est face à un défi qu’il n’a jamais connu : accepter d’avancer vers moins. Changer de paradigme et désigner comme ringard celui qui prend l’avion tout le temps, qui accumule les richesses, qui veut faire de la politique sans écologie. Les humains qui jusqu’à présent admirent le bling-bling, se régalent des paillettes et vénèrent le multimilliardaire doivent changer de référentiel. C’est maintenant le paysan bio, l’entrepreneur qui paie ses impôts, celui qui fait le choix de ne jamais devenir milliardaire en redistribuant l’argent produit au fur et à mesure de sa production, en impôts, en salaires, en investissant dans les outils de production qui doit devenir notre nouveau héros, que nous devons admirer. Mais ce changement de paradigme prend du temps. Alors devons-nous mettre en place une révolution marxienne : confisquer tous les outils de production et de transport ? Cette fois non pas pour mettre en place une dictature temporaire du prolétariat mais une dictature durable de la production raisonnée, écologique, durable. Facile à dire, comment le faire ? Qui serait prêt à voter pour une personne dont toute la campagne serait basée sur une réduction de nos libertés individuelles, sur une réduction de notre liberté de consommer, de nous déplacer ? Personne, ou une minorité pas assez représentative. Pour pouvoir renverser la tendance il nous faudrait être, à l’image des algériens en ce moment, des millions dans les rues à réclamer un changement vers une politique d’intégration de l’humain dans son environnement et plus de domination. Nous devons reprendre notre place au sein de la nature et plus la considérer comme notre propriété que nous pouvons exploiter. Nous devons retourner à l’intérieur de la nature et plus se considérer en dehors d’elle, ou supérieur à elle.
Il ne faut jamais dire ‘je’ dans une dissertation ou une explication de texte, je choisis ici de le faire, pour donner un point de vue et non pas pour parler de ma petite personne qui, en tant que telle, n’a pas d’importance. Pendant 12 ans, j’ai reçu dans mon cabinet des personnes qui venaient se faire masser. Quel rapport entre la fin du monde et le massage-bien-être ? Et bien pas grand-chose et en même temps j’avais trouvé, pendant quelques années, une forme de réponse personnelle, utopique à la question posée plus haut : quoi faire à titre individuel face à ce désastre ? L’être humain, tellement attaché au monde abstrait qu’il vénère, en vient bien souvent à oublier son propre corps. Mon expérience personnelle me montre que cela se traduit, chez les personnes qui sont passées sous mes doigts, par une déconnexion entre la tête et le reste du corps. Bien sûr, physiquement, notre corps inclus le visage, le crâne, les oreilles, pourtant en termes de conscience, de perception de soi, parmi les centaines de personnes que j’ai massées, une majorité perçoit en elle deux entités : moi et mon corps. En effet, j’ai très souvent entendu des propos comme : j’ai mal mais ça va passer, il faut que je me repose mais je n’ai pas le temps, je sais bien que je devrais faire du sport, ça fait des mois que j’ai une douleur et je n’ai pas demandé d’avis médical ou encore c’est pénible ce corps qui ne fait pas ce que je veux. Toutes ces phrases ont en commun une chose : ce qui est perçu à travers le corps est considéré comme une information extérieure. Il y a le moi, qui je suis au sens ce que j’ai à faire, ce que mon cerveau, ma pensée, mon sens des responsabilités m’impose et à cela je dois obéir, il y a une sorte de non-choix, de sensation d’obligation pour cet aspect-là. Je dois travailler, je dois être à l’heure, je dois respecter les conventions sociales, je dois gagner de l’argent. Et, de fait, c’est une réalité : pour vivre dans un monde où tout est payant il faut avoir de l’argent, pour cela il faut travailler et pour garder son travail il faut être à l’heure et respecter les conventions sociales. Pour autant pourquoi cela oblige-t-il à mettre entre parenthèses les informations que notre corps nous envoie ? J’ai massé des personnes riches, des personnes pauvres, des personnes issus des classes moyennes et la majorité ont la même attitude : les informations de douleur, de fatigue, de sensibilité qu’envoie leur corps à leur cerveau sont annexes et sont prises en compte après, voir bien après, les données de leur environnement extérieur. Et je suis d’ailleurs exactement comme tout le monde : en ce moment j’ai des étirements qui m’ont été prescrits quotidiennement, et j’oublie très souvent de les faire, je fais passer mon corps après, au second plan. Il ne s’agit pas bien sûr ici de porter un jugement : nous faisons chacun de notre mieux au quotidien avec ce qui nous est accessible par notre éducation, notre environnement, nos capacités personnelles. Il s’agit ici de voir la cohérence entre le monde global qui, parce qu’il s’intéresse plus à l’abstrait qu’au concret va droit dans le mur et le monde individuel tel que j’ai pu, à ma toute petite échelle, en être témoin. Dans les deux cas c’est l’extérieur qui prime sur l’intérieur. Ce que nous sommes a moins d’importance que l’idée que nous nous faisons du monde ou de nous-même. Et je n’avais absolument pas conscience de cela pendant mes 12 années de massage, j’avais uniquement comme objectif d’aider à faire sentir le corps. Je me disais que si je pouvais aider une personne, ne serait-ce que pendant quelques minutes, à sentir la cohérence entre elle et son corps, à sentir que son corps c’est elle, alors c’était une bonne journée. Bien sûr cette action en tant que telle n’a pas grand intérêt : un individu parmi des milliards qui rencontre un autre individu parmi des milliards, une conscience ou deux qui sont présentes à la totalité d’elles-mêmes pendant quelques minutes ça n’a rien de révolutionnaire. D’autant plus que le massage existe depuis des milliers d’années dans des cultures très anciennes comme la tradition indienne de l’Ayurvéda par exemple. L’idée ici est d’interroger la popularité croissance en France, en occident, des techniques de bien-être, des pratiques souvent qualifiées d’alternatives. Il y a dans ces techniques alternatives beaucoup de méthodes dites ‘énergétiques’ où il s’agit non pas de toucher mais de sentir à distance. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment ses techniques revendiquent parfois une assise scientifique en invoquant la physique quantique. Le peu que j’ai compris de la physique quantique, c’est-à-dire presque rien, me montre que la probabilité que le reiki ou la médiumnité aient quoique ce soit à voir avec la mécanique quantique est proche de zéro, mais cela a-t-il de l’importance ? Tout comme Dieu est réel pour les personnes croyantes, la réalité de la ‘guérison’ obtenue par le biais du reiki, du rééquilibrage des chakras, de la libération des âmes ou tout autre méthode dite énergétique ou spirituelle peut être avérée pour une personne pour laquelle l’existence des chakras, des âmes ou de l’énergétique est réelle. De même, pour quelqu’un qui croit à l’existence de la mémoire de l’eau, l’homéopathie est un médicament et non pas un simple placébo. Pour autant, il me semble dangereux de faire s’opposer les pratiques alternatives et la science, la médecine : certes donner à son enfant un peu d’arnica quand il se cogne peut le soulager par l’effet placébo et le rituel mis en place, pour autant prétendre soigner un cancer avec du reiki et de l’énergétique me semble criminel. Bien sûr chacun est libre de croire en ce qui lui fait du bien, maintenant le manque de formation, de cadre dans ce monde du bien-être, de la ‘médecine alternative’ est parfois inquiétant. La facilité avec laquelle une personne ayant fait un week-end de formation s’auto-proclame ‘thérapeute’ est déconcertante. Nous sommes très loin de l’ascète juif dédié à la vie contemplative. S’il s’agit de soigner alors soigner quoi et pour quel résultat, quel est la pratique sur laquelle tout cela s’appuie et quels en sont les fondements théoriques ? Il est parfois bien difficile de répondre à ces questions simples et légitimes. Pourtant reprendre contact avec son corps, réintégrer au sens individuel notre intériorité comme il faudrait réintégrer l’intérieur de la nature au sens global est une direction intéressante. Les philosophes antiques observaient le monde qui les entouraient, en cherchaient les fondements, les principes pour les appliquer à eux-mêmes et à la cité. Il s’agissait non pas de théoriser seulement le monde mais bien d’appliquer à l’homme l’ordre parfait du monde. Peut-être qu’une piste que nous sommes en train d’explorer est le cheminement inverse : observer l’intérieur de soi pour aller vers le monde. Dans le monde occidental, en parallèle de l’argent, les méthodes asiatiques avec le yoga, le massage, la méditation prennent de plus en plus de place. Il est devenu très tendance de faire du yoga, de la méditation, d’être bouddhiste ou encore de se faire masser. La méditation entre dans les cliniques et permet de diminuer les conséquences négatives post-opératoires. Même les villes moyennes ou petites comme Grenoble regorgent de cours de yoga et de lieux pour se faire masser ou pratiquer la méditation. Certes ces pratiques sont encore pour le moment l’apanage de la partie riche de la population, pourtant elles sont entrées dans les MJC, les maisons des jeunes et de la culture qui permettent d’accéder à des activités à des tarifs réduits. Ces activités ont en commun de demander à l’individu de se concentrer sur lui-même, sur son corps pas en tant qu’outil de projection social mais en tant que personne, une sorte de réincarnation : je reprends possession de mon enveloppe corporelle ici et maintenant. C’est également le cas avec les pratiques martiales comme le Tai-Chi, le Chi-kong, des pratiques lentes, centrées sur l’intériorité du corps. Et c’est bien ce que l’homme doit faire avec la planète : reprendre conscience qu’il est à l’intérieur de la nature, qu’il est une partie de la terre, qu’il appartient à son environnement. Tout comme il y a identité entre moi et mon corps, il y a identité entre l’homme et la nature. Si mon corps n’est plus là, je ne suis plus là. C’est le principe du quadruple remède, le tetrapharmacon d’Épicure : les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est rien, il est facile de se procurer le bonheur, le mal est facile à éviter. La mort n’est rien parce que lorsqu’elle arrive je ne suis plus là or lorsque la mort est là, le corps disparaît, de désagrège. C’est la souffrance qui est crainte mais là encore : la mal est facile à éviter, autrement dit la souffrance physique n’est que temporaire et au pire débouche sur la mort et ça n’est rien et le mal que nous commettons nous pouvons aisément choisir de l’éviter. Si je n’ai donc plus peur de la souffrance physique, je peux l’accepter au lieu de la fuir absolument, si j’accepte la souffrance physique alors je peux ressentir la douleur et ainsi sentir la présence de mon corps immédiatement. Bien sûr nous retirons notre main quand nous sentons la brûlure mais est-ce que nous laissons venir à notre conscience nos sensations de douleurs plus subtiles, est-ce que nous les regardons en face et les prenons pour des informations valables, importantes et à partir desquelles nos actions doivent découler ? Tout comme nous attendons de voir s’écrouler notre monde de manière brutale, terrifiante et immédiatement présente sous nos yeux avant de réagir, nous attendons de ressentir une douleur forte, impossible à ignorer et persistante pour nous en occuper. Nous agissons envers nous-même, notre corps exactement comme nous agissons envers notre nature : sans signal d’alarme fort, nous ne réagissons pas.
Donc il y a analogie semble-t-il entre nos attitudes particulières et notre attitude globale. Alors qu’est-ce qu’un signal fort à l’échelle de la planète ? Imaginons que l’information selon laquelle 70% du vivant a disparu sur les 40 dernières années ne soit pas accessible à l’ensemble du monde, ce qui est certainement le cas, l’importance de ce chiffre rend inévitable une perception individuelle du désastre, donc le signal fort est présent. Il est vrai que, de fait, il y a presque 30 ans lorsque je passais mon permis de conduire, il me fallait m’arrêter régulièrement pour nettoyer mon pare-brise sur un long trajet : celui-ci avait coupé la route à de nombreux insectes et j’étais donc responsable d’une hécatombe. Aujourd’hui ma voiture ne barre plus le chemin de personne sur des centaines de kilomètres : les insectes ont disparu. Si je me voyais vraiment comme partie intégrante de la nature, alors les insectes seraient mes frères, mes cousins, des membres de ma famille ou au minimum des membres d’un même groupe que moi, le groupe des vivants. Cette conscience me rendrait profondément triste, j’aurais l’impression d’avoir perdu une partie de moi-même et avec cette conscience-là, l’ensemble des humains serait dévasté par cette tristesse et prendrait de toute urgence des mesures pour tenter de rendre leur juste place à nos frères insectes. Pourtant, comme la majorité des humains, je me sens très éloignée des insectes et ça n’est qu’en faisant un effort de pensée, en écrivant par exemple, comme je suis en train de la faire, que je peux sentir un lien avec eux, je ne sens pas ce lien spontanément. Et c’est bien le problème : la propreté de mon pare-brise, chose inanimée construite par l’homme est quelque chose de pratique que je classe dans la catégorie des avantages pour moi alors que la réaction normale serait la panique. J’emploie ici le mot normal au sens de ce qui est logique : la disparition d’une grande quantité d’espèces vivantes comme les insectes est un indicateur d’un environnement naturel néfaste pour la vie, je vis dans cet espace, il serait donc logique, normal que la disparition de la vie m’effraie et me fasse craindre pour ma propre survie. Pourquoi ai-je besoin de tant de réflexion pour être paniquée par la disparition des insectes ? Parce que je suis séparée de mon corps, de ma nature, de mon environnement. Si, par mon logos, par ma réflexion, je reprends possession de mon corps, je réintègre consciemment la réalité de mon corps, assemblage de molécules vivantes qui ont besoin, pour survivre d’un environnement adapté, alors je redeviens une part de la nature et là je pleure la disparition des insectes, là je suis terrifiée du monde que je laisse à mes enfants, là je suis terrassée par ma sensation d’impuissance et là je sombre dans une profonde dépression dont je me sors en regardant une série américaine sur mon ordinateur.
Donc spontanément l’homme n’a plus conscience de son corps, de sa réalité matérielle d’être vivant, il a besoin, pour en avoir conscience, de faire un effort de pensée, de réflexion. Une fois qu’il a réintégré son corps, il prend à nouveau conscience de son appartenance à la nature, de son état d’être vivant parmi une quantité importante d’autres êtres vivants. A ce moment-là il prend conscience de ce que représente ce chiffre un peu abstrait jusqu’à présent : 70% du vivant a disparu dans les 40 dernières années. Il se rend compte qu’il a tué, sans s’en apercevoir, la majorité de sa famille, de ses frères et il se sent alors tétanisé, pris par la culpabilité, la souffrance, la tristesse, le désespoir, il se voit comme un monstre et se sent incapable de trouver une solution. Je suis responsable et je ne peux rien faire. C’est trop dur à supporter, il se réfugie dans ce qu’il connaît, la société de consommation rassurante qui lui fait oublier son corps, oublié son état d’être humain, oublier son état d’être vivant et il peut retourner à sa vie avec un niveau de tristesse acceptable, il peut respirer, marcher, vivre pour le moment, en attendant l’effondrement. Bien sûr c’est pathétique, bien sûr il se rend compte de son inutilité, bien sûr il voudrait faire quelque chose, seulement il ne sait pas quoi faire : comment un petit humain peut faire face à cette immensité désastreuse. Alors il espère, il signe des pétitions, il marche, il parle autour de lui, il apprend à ses enfants et il culpabilise un peu aussi de ne pas faire assez : c’est dur de lutter contre le désespoir et d’agir, c’est dur de ne pas se laisser envahir par cette tristesse et de croire qu’il peut y avoir du ‘un peu moins pire’. Alors oui, nous allons tout droit vers la catastrophe, oui les petits gestes individuels ne suffisent pas et sont pourtant essentiels et oui parfois, comme dirait Blanche Gardin, on peut se dire que franchement, c’est une super invention le suicide et que c’est vraiment un truc à garder ! Et pourtant quelle merveilleuse sensation que d’écouter des musiciens improviser ensemble et communiquer uniquement avec les yeux. Quelle beauté de voir la lumière du soleil sur la montagne après la pluie quand les contrastes sont tels que la moindre différence de couleur de la roche émerveille. Et oui ça fait aussi du bien de se laisser emporter de temps en temps par le monde parfait et binaire d’une bonne série américaine. Une simple caresse sur la joue de mon enfant et toute la tristesse du monde disparaît, et ne reste plus que la douceur, l’amour, l’incroyable certitude que rien ne pourra jamais venir ternir cet amour, ni la guerre, ni la mort, il sera là, toujours. Oui nous sommes des êtres absolument merveilleux, respectables, adaptables, créatifs et créateurs et oui nous sommes aussi, et je suis volontairement grossière, des merdeux irresponsables et inconséquents, des adolescents persuadés de tout savoir, de tout faire mieux que tout le monde. C’est comme ça et c’est peut-être en ayant de la tendresse pour cet adolescent et de l’admiration pour ce créateur que nous pourrons réintégrer notre corps, notre place dans la nature.
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